« La 11e Assemblée du Conseil œcuménique des Églises : l’exercice difficile du dialogue » par Veronica Cibotaru

Du 31 août au 8 septembre eut lieu la 11e Assemblée du Conseil œcuménique des Églises (COE), Assemblée qui se tient tous les huit ans, mais qui cette fois-ci fut ajournée d’un an à la suite de la pandémie. Ce Conseil, fondé en 1948, réunissant 352 églises qui représentent la plupart des traditions chrétiennes, mis à part la tradition catholique qui n’y a que le statut d’observateur, a la vocation d’œuvrer pour l’unité et le travail commun des chrétiens. L’on peut ainsi dire que ce Conseil est une des incarnations contemporaines les plus importantes du mouvement œcuménique apparu à la fin du XIXe siècle.

Malgré la vocation première œcuménique du COE, ce Conseil engage également une dimension plus large, qui relève du dialogue interreligieux avec d’autres religions que le christianisme, telles que le judaïsme et l’islam, mais aussi les religions non-abrahamiques. Ainsi, lors de cette 11e Assemblée des représentants juifs, musulmans (sunnites et chiites), bouddhistes, zoroastriens et yézidis furent également présents. Le rabbin David Fox Sandmel, président du Comité juif international pour les consultations interreligieuses a adressé ses salutations à l’Assemblée du COE en insistant sur la « réconciliation communautaire » entre juifs et chrétiens depuis la fin de la Shoah. Il a également rappelé le rejet sans appel de l’antisémitisme de la part du COE dès sa fondation. Fut aussi présente à cette Assemblée la professeure Azza Karam, secrétaire générale de l’organisation internationale Religions pour la paix qui, dans son plaidoyer émouvant, prononcé les larmes aux yeux, mit en avant l’universalité de l’amour du Christ. « Je crois très fermement, en tant que musulmane, que l’amour du Christ s’adresse aussi à moi », a-t-elle déclaré. La présence de représentants d’autres religions au COE n’est pas à concevoir selon Benjamin Simon, directeur de programme du COE pour les relations ecclésiales, sous la perspective d’un quelconque prosélytisme chrétien. Cette présence est selon lui essentielle bien plutôt parce que l’on ne peut parler de justice, de paix et de réconciliation, termes qui se conjuguent aussi dans d’autres espaces religieux, sans la présence de représentants d’autres religions, voire de personnes qui ne sont pas religieuses.

Le thème de la réconciliation fut une des questions essentielles de cette rencontre, en accord avec sa thématique officielle « Le Christ mène le monde à la réconciliation et à l’unité ». Ce thème a pris durant ces neufs jours un sens particulièrement aigu, puisque ce qui fut en jeu, ce fut la réconciliation entre deux communautés religieuses d’une même famille confessionnelle, à savoir la communauté orthodoxe russe et les communautés orthodoxes ukrainiennes, elles aussi divisées entre elles, et pourtant jamais aussi unies durant cette Assemblée. La présence de la délégation russe fût dès le début contesté par le président fédéral de l’Allemagne Frank-Walter Steinmeier, qui déclara dans son discours d’ouverture qu’une telle présence « n’allait pas de soi ». La participation de la délégation russe à cette Assemblée fut également contestée en amont, puisque trois églises membres du COE demandèrent son exclusion. Face à de telles polémiques, le secrétaire général par intérim du COE, le père prof. Ioan Sauca rappela des précédents analogues dans l’histoire du COE, tels que celui de l’Église reformée hollandaise en Afrique du Sud qui soutenait l’apartheid, et qui ne fut cependant pas exclue du COE, mais s’exclut elle-même. Mais surtout, le père Ioan Sauca insista sur la vocation intrinsèque du COE, qui est celle d’être une plateforme de dialogue. Or, « si nous excluons ceux que nous n’aimons pas ou avec lesquels nous ne sommes pas d’accord, avec qui allons-nous parler ? ». Nous ne nous réunissons pas parce que nous sommes d’accord, mais « nous nous réunissons parce que nous ne sommes pas d’accord », a aussi affirmé le père Ioan Sauca lors de son discours d’ouverture.

Le dialogue présuppose ainsi nécessairement l’altérité, selon le secrétaire général par intérim du COE, ce qui justifie la présence de la délégation de l’Église orthodoxe russe, dont le patriarche a justifié la guerre en Ukraine comme étant un combat métaphysique contre un Occident moralement décadent. D’une part, ce dialogue semble avoir porté ses fruits, puisque cette Assemblée a abouti à une déclaration qui dénonce sans équivoque l’invasion russe de l’Ukraine comme étant « illégale et injustifiable ». D’autre part, le métropolite Antoine de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou a tout de suite désavoué le soutien de la délégation russe à cette déclaration, en affirmant sur le site de son Département que « la délégation de l’Église orthodoxe russe n’a pu soutenir de son vote » ce document. Pourtant, selon la théologienne biélorusse et déléguée du Patriarcat œcuménique Natallia Vassilevich, présente lors de l’adoption de ce document, et ayant participé à sa rédaction, l’adoption de tels documents est fondée sur une forme de consensus qui n’implique pas un quelconque vote d’adhésion, mais uniquement la possibilité de s’y opposer, possibilité qui pourtant n’a pas été saisie par la délégation russe. Rappelons aussi que les deux Églises d’Ukraine, à savoir l’Église orthodoxe ukrainienne (métropolite Onuphre) et l’Église orthodoxe d’Ukraine (métropolite Épiphane), n’ont pas le même pouvoir décisionnel au sein du COE que l’Église orthodoxe russe, puisqu’elles n’ont pas encore le statut de membre, mais ont participé à cette Assemblée au simple titre d’observateur. Cela crée un déséquilibre de pouvoir important qui ne peut garantir une possibilité de dialogue entre des interlocuteurs égaux.

Deux jeunes participants de la délégation de l’Église orthodoxe d’Ukraine, Oleksandra Kovalenko et Roman Sigov, fils du célèbre philosophe et intellectuel engagé ukrainien Constantin Sigov, ont également fait part de leurs doutes quant au succès sans partage de ce projet de dialogue. Ainsi, certains membres de la délégation russe n’auraient pas respecté les règles de prise de parole selon Oleksandra Kovalenko, tandis que Roman Sigov dit ne pas avoir ressenti un véritable désir de dialoguer de la part de la délégation russe. « Si nous cherchons un véritable dialogue, nous devons veiller à remplir les conditions d’un dialogue », a-t-il encore affirmé.

Sergei Bortnyk, délégué de l’Église orthodoxe ukrainienne, a pour sa part affirmé avoir des bons rapports personnels avec des délégués de l’Église orthodoxe d’Ukraine, tout comme avec des délégués de l’Église orthodoxe russe.

Le projet initial de dialogue de cette 11e Assemblée du Conseil œcuménique des Églises a-t-il pu véritablement aboutir ? Difficile de donner une réponse sans faille à cette question, mais l’on ne peut nier que cette Assemblée ait pris un « beau risque », pour reprendre la formule d’Emmanuel Levinas. En effet, « la première communication n’est pas le langage de la certitude, mais le langage du risque », soutient le philosophe français d’origine lituanienne. Osons donc espérer que cette rencontre si risquée aura des effets transformateurs à long terme, qui contribueront à la guérison des blessures profondes qui marquent aujourd’hui la communauté chrétienne.

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Veronica Cibotaru

Chercheuse en philosophie et collaboratrice d'Orthodoxie.com .
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