Alexis II à Paris : quelques leçons
paradoxales d’une visite en lame de fond. Sur la
question de l’ADN et le silence de l’orthodoxie. Le scandale d’EADS ou
l’argent- Roi.
de fidèles réunis autour du patriarche de Moscou et de l’archevêque de Paris pour
vénérer ensemble la Couronne d’Epines : telle est l’image que l’on
retiendra de la visite en France d’Alexis II qui est ainsi devenue une
rencontre avec la France, où la dimension œcuménique l’a emporté, par la force
de l’événement liturgique, sur toute autre considération, politique ou
ecclésiastique, internationale ou
interorthodoxe – quitte d’ailleurs à balayer au passage les limites et
restrictions dont certains institutionnels de l’Eglise russe avaient cru bon de
baliser l’exercice. D’où, aussi, les quelques leçons paradoxales que l’on peut
tirer de cet événement sans égal dans les annales de l’orthodoxie française
depuis la Chute du Mur de Berlin, même s’il s’est déroulé en partie – hélas-
sans elle, voire à son encontre. Car il
y est bien allé d’une lame de fond dépassant les visées de ses protagonistes
–concepteurs ou contradicteurs.
1. En vertu de la conception du temps long qui
anime la conscience de l’Orient chrétien, les chemins qui mènent à Rome
passent, pour les Russes, par Paris.
Surprise, peut – être, du côté de la conférence épiscopale, mais pour Alexis
II la France demeure le pays des
cathédrales, de Saint Louis, de Jeanne, et de leurs escortes à travers les âges.
Vu de Moscou, Paris a toujours incarné, en effet, la nation catholique par
excellence – appréhension que justifient amplement le souvenir de la Guerre de
Crimée comme la grande alliance ratifiée dans les tranchées, mais aussi l’exil
des Jésuites sur les rives de la Neva et des professeurs de la Laure de la
Trinité sur les bords de la Seine, sans oublier la confluence des théologiens, et de leurs
théologies à leur suite, à la veille de Vatican II (De Lubac, Daniélou, Congar
d’un côté ; Lossky, Florovsky, Afanassiev de l’autre) survenant à celle
des révolutions, des arts, et du goût. Or c’est ainsi que l’a compris Rome, le
Saint- Siège n’ayant pas ménagé ses efforts dans l’affaire. Première
leçon : il n’y a pas d’orthodoxie ou de catholicisme désincarnés qui, face
à la crise spirituelle de l’Europe, pourraient faire l’économie du fait national.
2. Les égards que peut montrer le Vatican à l’égard
de Moscou ne sont cependant pas nouveaux, et les efforts de Sant’ Egidio,
constants et exemplaires, en constituent depuis longtemps un bon baromètre.
Même si ce n’est pas son but, même si elle ne fait que naturaliser une disparité concrète, qui voit
Moscou totaliser la moitié (et plus) de l’orthodoxie à l’échelle planétaire,
une telle attention ne peut aller sans aggraver un certain déséquilibre dans la
représentation du plérôme orthodoxe et les questions qui déterminent son avenir-
nommément celles de la primauté effective de Constantinople et d’un règlement
réaliste de la diaspora. Deuxième leçon :
ce n’est pas en isolant l’Eglise russe mais en l’intégrant de manière honorable
que l’on peut l’aider à évoluer.
3. En dépêchant sur place le cardinal Etchegaray,
le vice doyen du Sacré Collège et président émérite du Conseil pontifical
Justice et Paix, c’est sa haute diplomatie, assistée de la véritable machine
que représente la Secrétairerie d’État, plus encore que son épiscopat local,
que Rome a mise à contribution. L’homme
des missions subtiles et singulières, parfois secrètes, de la papauté s’est
ainsi fait l’introducteur, si ce n’est le médiateur du patriarche à l’Elysée
allant jusqu’à accompagner son dialogue avec le président Sarkozy – preuve s’il
en était besoin de la complexité des liens entre les « deux France »
et de la porosité qui caractérise la « laïcité apaisée ». Peut –être
était- ce d’ailleurs à cette variante post- moderne des relations entre
l’Eglise et l’Etat que pensait Mgr Vingt-Trois en évoquant devant Alexis II les
« enseignements de l’expérience chrétienne en France ». Troisième
leçon : on peut d’autant plus avoir d’influence politique que l’on
n’en revendique apparemment aucune.
4. Cette dimension œcuménique, indéniablement forte pour le Peuple de Dieu, n’est pas
allée, toutefois, sans une double torsion. Par un louable souci de cohérence,
Alexis II entend refuser à l’orthodoxie parisienne ce dont il ne veut pas que
le catholicisme moscovite soit doté : à savoir un statut ecclésial de
plein droit. Certes. Mais les orthodoxes mêlés aux catholiques dans la nef de
Notre-Dame ont, en quelque sorte, démis cette vision bilatérale par un
enthousiasme partagé à être ensemble. Qu’a-t-on pensé dans le milieu russe ultra-
conservateur de cet office retransmis par la télévision ? Et chez les
« Hors- frontières », réfractaires à l’idée même de tels happenings ?
Quatrième leçon : la rencontre étant, en soi, événement porteur de
modifications insoupçonnées, elle dépasse les intentions que les uns ou les
autres peuvent lui concéder ; il est bien, donc, une dynamique de l’agir
qui condamne les absentéismes et les frilosités.
5. Le discours de Strasbourg supposant une
« morale publique » dont seraient garantes les Eglises, la réduction
de l’œcuménisme à un « front commun » contre la décadence des mœurs, la
conception de « territoires canoniques » réservés qui annulerait la
possibilité même d’une orthodoxie locale, la présentation d’une « doctrine
sociale » qui pourrait se poser en modèle autonome : voilà autant de
vrais débats qui méritaient d’être posés
et qui ne l’ont pas été. Une saine et sainte discussion de ces thèses n’aurait
pas été sans valeur pour les orthodoxes de Russie, pour l’ensemble des orthodoxes, et pour tous les chrétiens. Au
lieu de quoi, on a entendu parler « boutique ». Cinquième
leçon : les seules oppositions qui vaillent relèvent de la pensée et c’est
leur identification qui permet non seulement de sortir d’une crise par le haut
mais encore d’atteindre une unité véridique.
6. L’Archevêché russe d’Europe occidentale
(« la rue Daru ») a tout naturellement cherché à éviter l’effet de
marginalisation, même relatif, qu’occasionnait volens, nolens, la visite du patriarche. Certain argumentaire
qu’on a pu lire ici ou là ne lui rendait pourtant guère justice : à en
croire ses auteurs, l’Archevêché serait d’autant plus russe qu’il ne le serait
plus…La contorsion idéologique paraît
bien exagérée. Nagerait- on en eaux d’incertitude culturelle plutôt que de
certitude baptismale ? La vérité est que, à la différence de l’OCA, la
mutation sociologique de cette communauté de destin n’a pas toujours pas été
théologiquement, canoniquement, et liturgiquement achevée. D’où un pénible
flottement d’identité. Pareillement, il semble difficile que l’on souligne
combien le modèle de l’orthodoxie française se départagerait du système supposément russe d’une immixtion
entre l’Eglise et l’État et que, dans le même temps, l’AEOF, l’Assemblée des Evêques
Orthodoxes de France, reçoive de Michèle Alliot- Marie, le ministre de
l’Intérieur, une lettre lui confirmant sa qualité d’interlocuteur des pouvoirs
publics ! Sixième leçon : la parole de l’orthodoxie française, pour
être non seulement audible, mais
encore agissante, devrait entamer un
long travail critique et théorique.
7. Il n’est pas vrai de dire que l’Eglise locale, à
tout le moins la notion qu’on s’en fait, est sortie ébranlée de la visite d’Alexis
II. Elle l’était avant. Il est vrai de constater, en revanche, que sa venue a
mis au jour et révélé que la crise que traverse l’orthodoxie en France est
aussi institutionnelle qu’existentielle. Que signifie être orthodoxe ici ?
N’a- t-on pas trop souvent sacrifié le fond de cette question à des
considérations d’organisations et de structures comme s’il suffisait d’avoir
pour être ? Et, enfin, question sacrilège entre toutes, le
discours classique de « l’ Ecole de Paris » n’échoue-t-il pas à
avoir une quelconque prise sur l’histoire parce qu’il fuit, depuis longtemps,
le réel ? Septième leçon : Krisis, l’heure du jugement, et
donc pour un chrétien de la métanoïa, du retournement de l’intelligence :
cette visite, quoique l’on en pense, et quoique l’on veuille en faire ou non,
ne représente-t-elle pas l’occasion d’une révision de nos illusions et d’une
libération de la parole, loin des enjeux partisans qui entachent depuis trop
longtemps les interrogations des orthodoxes ?
Un dernier mot, plus personnel. Tout au long de
cette visite, j’ai pensé à mon maître Jean Meyendorff qui a donné sa vie, au
sens figuré et au sens propre, pour l’Eglise. Avant d’être foudroyé par la
maladie, il s’était préparé à se rendre en Russie pour y aider Alexis II, alors
nouvellement élu. Le père Jean est souvent décrit comme un savant plongé dans
la douce méditation des splendeurs théologiques de Byzance. Pourtant, il lui arrivait de devenir terrible,
tel l’ange du jugement aux yeux flamboyants, dés lors que l’on manquait devant
lui quelque chose de véritablement essentiel à l’honneur de
l’orthodoxie.
constituer sur les arguties juridiques. Elle ne peut que découler de la Vie en Christ, menée ici et
maintenant dans l’appel de l’Esprit. La qualité d’étranger, le fait de
filiation peuvent- ils être soumis à un test d’ADN ? J’ai mon idée
là-dessus, effaré que je suis, pour commencer, par la compétition des calculs, des hystéries, et des incompétences à
laquelle cette polémique a donné lieu. Elle n’en a pas moins agité la France. Elle n’en
correspond pas moins à des enjeux cruciaux. Les catholiques ont répondu. Les
protestants ont répondu. Chacun de leur côté. Et, en l’absence de communiqué
commun à signer, les orthodoxes se sont tus.
Bloy, vrai, éternellement vrai sur le Sang du
Pauvre, jusqu’à la fin des temps et l’abolition du monde. Le scandale
d’Eads, ce n’est pas seulement un délit d’initiés, le faramineux surcroît
d’enrichissement de riches déjà trop riches, le mensonge au cœur de l’Etat et
la trahison de toutes les lois – non- écrites comme écrites. Ce sont aussi, et
surtout, des emplois anéantis, des vies brisées, des espérances bafouées, une
communion niée. Face à la tyrannie de l’argent- roi, dont la globalisation
financière a accru l’emprise sur les plus humbles, l’insurrection est plus
qu’un devoir. Elle est justice.
JFC