Dans la continuité de notre exploration des controverses entre Jésus et les pharisiens, nous abordons cette fois un point de tension majeur : l’observance du sabbat. Prescrit par la loi mosaïque comme un jour de repos absolu, le sabbat était au cœur des débats théologiques entre Jésus et les gardiens de la tradition juive. Accusé de transgresser cette institution sacrée, Jésus répond par une interprétation qui met en lumière la primauté de la miséricorde sur le légalisme. Pourquoi les pharisiens voyaient-ils en Lui un danger pour l’ordre religieux ? Comment Jésus redéfinit-Il la véritable signification du sabbat ?
Un autre épisode qui se rattache à la première étape du conflit entre Jésus et les pharisiens est lui aussi rapporté dans les trois Évangiles synoptiques. Nous en trouvons la version la plus complète chez Matthieu :
« En ce temps-là, Jésus traversa des champs de blé un jour de sabbat. Ses disciples, qui avaient faim, se mirent à arracher des épis et à les manger. Les pharisiens, voyant cela, Lui dirent : Voici, Tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire pendant le sabbat. Mais Jésus leur répondit : N’avez-vous pas lu ce que fit David, lorsqu’il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui ; comment il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains de proposition, qu’il ne lui était pas permis de manger, non plus qu’à ceux qui étaient avec lui, et qui étaient réservés aux sacrificateurs seuls ? Ou, n’avez-vous pas lu dans la loi que, les jours de sabbat, les sacrificateurs violent le sabbat dans le temple, sans se rendre coupables ? Or, Je vous le dis, il y a ici quelque chose de plus grand que le temple. Si vous saviez ce que signifie : Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices, vous n’auriez pas condamné des innocents. Car le Fils de l’homme est maître du sabbat. »
Mt 12:1-8 ; cf. Mc 2:23-28 ; Lc 6:1-5
Les accusations des pharisiens : une transgression du sabbat ?
Cet épisode ouvre le thème de la violation du sabbat, qui sera un thème transversal de chacun des quatre Évangiles.
Observer le sabbat était l’un des dix commandements de la loi mosaïque : Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier. Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage… (Ex 20:8-10 ; cf. 31:13-17 ; Dt 5:12-15). En Israël, ce commandement, répété à trois reprises dans le Pentateuque, était scrupuleusement observé. Au fil des siècles, sont venues s’y greffer toutes sortes de prescriptions sur ce que l’on pouvait ou ne pouvait pas faire le samedi. Il existait des listes d’activités interdites le samedi, et les rabbins interprétaient ces listes différemment. Le concept de « chemin du sabbat » (Ac 1:12) indiquait la distance qu’il ne fallait pas dépasser ce jour-là.
Les pharisiens reprochaient régulièrement à Jésus de transgresser le sabbat. Ils s’indignaient de ce que, faisant route le samedi, les disciples de Jésus pussent arracher des épis de blé. Ils s’indignaient de ce que Jésus, se rendant le samedi à la synagogue, put y accomplir des guérisons (Mt 12:10-13 ; Mc 3:1-5 ; Lc 6:6-10 ; 14:1-6 ; Jn 5:1-10).
Dans le récit de la guérison de la femme courbée, le chef de la synagogue s’adresse à la foule en ces termes : Il y a six jours pour travailler ; venez donc vous faire guérir ces jours-là, et non pas le jour du sabbat. Jésus lui répond : Hypocrites ! Est-ce que chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache pas de la crèche son bœuf ou son âne, pour le mener à boire ? Et cette femme, qui est une fille d’Abraham, et que Satan tenait liée depuis dix-huit ans, ne fallait-il pas la délivrer de cette chaîne le jour du sabbat ? (Lc 13:14-16).
Jésus insistait sur le fait qu’il est permis de faire du bien les jours de sabbat (Mt 12:12). Il affirmait que le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat (Mc 2:27).
La réaction de Jésus face à l’exigence exprimée par les pharisiens de s’abstenir d’accomplir des guérisons le samedi était très vive : elle provoquait en Lui colère et tristesse (Mc 3:5). Les pharisiens réagissaient eux aussi très violemment à Ses paroles et à Ses actes : Son attitude détachée à l’égard des règles du sabbat les mettait en rage (Lc 6:11).
Les pharisiens ne considéraient pas tous d’un mauvais œil que l’activité de Jésus transgressât le repos sabbatique : ils étaient parfois divisés sur cette question. Après que Jésus eut guéri un aveugle un samedi, quelques-uns des pharisiens dirent : Cet homme ne vient pas de Dieu, car Il n’observe pas le sabbat. D’autres dirent : Comment un homme pécheur peut-il faire des miracles ? Et il y eut division parmi eux (Jn 9:16). L’autorité suprême restait néanmoins pour eux Moïse. C’est pourquoi, malgré l’évidence du miracle, ils blâmèrent l’aveugle : C’est toi qui es Son disciple ; nous, nous sommes les disciples de Moïse. Nous savons que Dieu a parlé à Moïse ; mais Celui-ci, nous ne savons pas d’où Il est (Jn 9:28-29).
La réponse de Jésus : l’exemple de David et l’autorité de la Loi
Dans l’épisode, tel qu’il est relaté chez les synoptiques, Jésus, en répondant aux pharisiens, fait référence au récit contenu dans le premier livre de Samuel qui raconte comment, lorsque David demanda du pain au sacrificateur Achimélec, celui-ci n’eut rien d’autre à lui donner que du pain consacré : en donnant à David les pains destinés uniquement aux sacrificateurs, Achimélec a enfreint la lettre de la loi (1 S 21:1-6).
Les paroles de Jésus selon lesquelles les jours de sabbat, les sacrificateurs violent le sabbat dans le temple font probablement référence à la prescription de l’holocauste du sabbat (Nb 28:9-10). Pour appliquer ce commandement et apporter deux agneaux en sacrifice, les sacrificateurs devaient enfreindre le repos du sabbat.
Ainsi, du point de vue de Jésus, à l’intérieur même de la loi mosaïque, certaines prescriptions étaient plus importantes que d’autres. Il avance un argument similaire lors de la polémique avec les Juifs rapportée dans l’Évangile de Jean. Il y fait référence à la coutume de circoncire le samedi :
« Moïse vous a donné la circoncision… et vous circoncisez un homme le jour du sabbat. Si un homme reçoit la circoncision le jour du sabbat afin que la loi de Moïse ne soit pas violée, pourquoi vous irritez-vous contre Moi de ce que Je guéris un homme tout entier le jour du sabbat ? Ne jugez pas selon l’apparence, mais jugez selon la justice. »
Jn 7:22-24
De même que la prescription de l’offrande le samedi, celle de la circoncision se révèle supérieure au commandement sur le repos sabbatique.
Le désaccord entre Jésus et les pharisiens sur l’interprétation des prescriptions de la loi mosaïque est reflété dans chacun des quatre Évangiles, mais Matthieu et Jean le mettent le mieux en lumière. Une grande partie du Sermon sur la montagne est consacrée à l’interprétation de la loi (Mt 5:17-48). Le dernier reproche majeur de Jésus à l’adresse des pharisiens, qui commence par les paroles éloquentes Les scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse (Mt 23:2), est en grande partie consacré au même thème.
Dans les nombreux dialogues entre Jésus et les Juifs rapportés dans l’Évangile de Jean, Jésus revient sans cesse sur le thème de la loi mosaïque, sur son importance et sa bonne interprétation. Jean cite entre autres les paroles suivantes de Jésus :
« Ne pensez pas que Moi Je vous accuserai devant le Père ; celui qui vous accuse, c’est Moïse, en qui vous avez mis votre espérance. Car si vous croyiez Moïse, vous Me croiriez aussi, parce qu’il a écrit de Moi. Mais si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croirez-vous à Mes paroles ? »
Jn 5:45-47
Ces propos, comme bien d’autres déclarations de Jésus à l’adresse des pharisiens, représentaient pour ces derniers un véritable défi lancé à leur égard. À chaque nouvel épisode, à chaque nouvel entretien, leur irritation ne faisait que croître.
Cet article fait partie de la série basée sur les six volumes de Jésus-Christ. Vie et Enseignement par le métropolite Hilarion Alfeyev, disponible tous les vendredis sur cette page. Pour obtenir votre exemplaire du premier volume, Début de l’Évangile, visitez le site des Éditions des Syrtes.
