Placide Deseille, « Propos d’un moine orthodoxe. Entretiens avec Jean-Claude Noyé », Lethielleux, Paris, 2010, 194 p.
À travers un entretien bien mené par Jean-Claude Noyé, le père Placide Deseille, higoumène du monastère Saint Antoine le Grand à Saint Laurent en Royans et père spirituel du monastère de Solan, retrace tout d’abord son itinéraire spirituel: la naissance de sa vocation religieuse, son entrée dans le monachisme à l’âge de seize ans en 1942, sa première rencontre avec l’orthodoxie, sa formation, sa vie et ses activités comme moine cistercien, son expérience du rite byzantin à Aubazine de 1966 à 1977, la crise suscitée par le concile Vatican II, son entrée par le baptême dans l’Église orthodoxe en 1977, et sa fondation en France de plusieurs monastères rattachés au monastère athonite de Simonos-Pétra.
Dans une deuxième partie, il évoque les convergences et les divergences entre l’orthodoxie et le catholicisme, et exprime sa position vis-à-vis de l’œcuménisme.
Dans une troisième partie, il présente les monastères dont il a la charge, puis explique la nature et l’organisation de la vie monastique. Il est ainsi amené à parler de la prière – spécialement de la prière de Jésus –, du jeûne et de la vie liturgique.
Une quatrième partie est consacrée à la distinction de la personne et de l’individu, à l’évocation de ce que serait une société chrétienne, et au devoir de l’homme moderne de protéger la création (une tâche à laquelle participe activement le monastère de Solan).
On peut remarquer que dans la partie où il évoque les raisons de son passage à l’Orthodoxie, le Père Placide s’exprime sans ambages:
— Sur la difficulté de poursuivre l’expérience de type uniate menée à Aubazine:
« Peu à peu, un problème que nous n’avions pas entrevu à l’origine se fit jour. Nous avions été amenés à entrer en rapport à la fois avec des monastères orthodoxes et avec des communautés de rite oriental unies à Rome. À mesure que nous connaissions mieux les uns et les autres, nous pouvions constater à quel point les Églises uniates étaient coupées de leurs racines et de leur propre tradition, et n’occupaient dans l’Église catholique romaine qu’une position très marginale. Même lorsque les uniates reproduisaient aussi exactement que possible les formes extérieures de la liturgie et du monachisme orthodoxes, l’esprit qui animait leurs réalisations était très différent. Un danger particulier guettait les Occidentaux qui optaient pour le “rite byzantin”: ne s’estimant plus soumis aux exigences propres à la tradition latine, ils étaient ainsi privés des garanties qu’elles assuraient, sans bénéficier pour autant de celles qu’auraient apportées l’appartenance à l’Église orthodoxe et l’observation de ses normes. Le risque était grand, dès lors, de ne suivre, sous le couvert de l’appartenance “orientale”, que des conceptions subjectives qui ne seraient ni catholiques, ni orthodoxes, et laisseraient le champ libre aux fantaisies individuelles, aux abus et aux illusions » (p. 50-51).
— À propos des divergences apparues à la fin du premier millénaire entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe:
« C’est un fait que l’on a estimé de part et d’autre que les divergences apparues [historiquement] entre les deux Églises [d’Orient et d’Occident] entraînaient nécessairement une rupture de communion. Il y a donc eu schisme, et même hérésie, puisque des éléments dogmatiques furent affirmés d’un côté, niés de l’autre. Et l’histoire me semblait bien montrer que la responsabilité de la rupture incombait à l’Église d’Occident. Maintenant que je suis dans l’Église orthodoxe, j’ai la certitude profonde que la vérité et la charité de l’Église des Apôtres m’y sont données en plénitude » (p. 53).
— Sur la nécessité ressentie de franchir le pas:
« Comment rester, en toute loyauté, membres de l’Église catholique, et donc continuer à en professer extérieurement tous les dogmes, alors que nous avions la conviction que certains de ces dogmes s’écartaient de la tradition de l’Église indivise du premier millénaire? Comment continuer à participer loyalement à la même eucharistie, alors que nous avions conscience de diverger dans la foi? Céder à des considérations de diplomatie œcuménique, d’opportunité, de commodité personnelle, eût été, dans notre cas, chercher à plaire aux hommes plutôt qu’à Dieu, et mentir à Dieu et aux hommes. Rien n’aurait pu justifier cette duplicité. Au cours d’un voyage en Grèce, j’avais rencontré, au monastère de Souroti, dont il était le père spirituel, le père Païssios. Je lui avais fait part de la conviction qui était désormais la nôtre: la plénitude de l’Église du Christ est dans l’Église orthodoxe, et non dans le catholicisme. Mais en même temps je lui avais exposé les objections de nos amis non seulement catholiques mais aussi orthodoxes de France qui nous conseillaient de rester dans l’Église catholique pour ne pas causer de trouble et pour ne pas nuire aux relations œcuméniques et au rapprochement en cours entre les deux Églises. À chaque objection que j’énumérais, le père frappait vigoureusement la table du tranchant de sa main en disant: Anthropina! C’est-à-dire: « Ce sont des considérations purement humaines. Ces pensées ne viennent pas de Dieu » (p. 57-58).
— En épilogue:
« On m’a fait grief, même parmi certains orthodoxes français, d’avoir choisi l’Orient contre l’Occident. Mais cette Église orthodoxe “grecque” n’est pas, à mes yeux, simplement une Église “orientale”, une expression orientale de la foi chrétienne: elle est pleinement l’Église du Christ. L’essentiel de sa tradition fut la tradition commune à tous les chrétiens pendant les dix premiers siècles, et en entrant en communion avec elle, je ne faisais que revenir à cette source. Il m’a été donné d’y retrouver la plénitude originelle de l’unique Église du Christ » (p. 190).
Ce livre est à recommander à tous ceux qui s’intéressent aux relations de l’orthodoxie et du catholicisme, ainsi qu’au monachisme et à la spiritualité orthodoxes.
Jean-Claude Larchet