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Ce nouvel ouvrage de l’Archimandrite Aimilianos est, comme le précédent qui était consacré à la maladie et à la mort, le fruit d’une collaboration fraternelle entre le Monastère de l’Annonciation d’Ormylia (Chalcidique), Métochion de Simonos Pétra, les éditions « Apostolia » et les sœurs du Monastère de la Toute-Protection de Bussy-en-Othe.
Il contient les transcriptions de conférences données aux communautés de Simonos Pétra et d’Ormylia dans les années 1977-1982, sur la vie monastique en général, sur la conduite du moine au sein de la communauté et sur sa relation avec le père spirituel (Géronda).
On s’interroge souvent sur la raison pour laquelle la grande majorité des textes spirituels orthodoxes ont été rédigés par des moines à l’intention de moines, et sur le fait qu’on trouve rarement des enseignements spécifiques pour les laïcs. Outre les raisons de circonstances, il faut voir là un des aspects fondamentaux de l’esprit de l’Orthodoxie. Fondée sur la
distinction biblique entre l’image et la ressemblance, l’anthropologie présentée par les Pères grecs est une conception dynamique de l’homme, appelé à trouver sa véritable identité dans sa « tension » vers Dieu, dans un effort permanent de dépassement de soi pour être entraîné vers l’union avec Dieu par un mouvement coextensif à l’infinité de la nature divine. D’où le caractère maximaliste de la spiritualité orthodoxe, qui n’a cessé de considérer la vie monastique comme un modèle pour tous les fidèles. Tous, certes, ne sont pas appelés à s’engager sur cette voie, mais tous les fidèles la considèrent comme une icône de la vie chrétienne, et c’est ce qui explique l’afflux des pèlerins dans les monastères. Ils y viennent et reviennent, non pour devenir moines mais pour goûter à cette « autre vie, prémisses de la vie éternelle » (Canon de Pâques). De sorte que s’appliquent aujourd’hui comme hier ces paroles de saint Jean Climaque : « Les anges sont une lumière pour les moines ; et la vie monastique une lumière pour tous les hommes » (Échelle sainte, XXVI, 25).
Comme celle des Saints-Pères, la parole du Père Aimilianos, adressée alors à ses jeunes moines et moniales, a donc une valeur pour tous, car elle présente des principes universels.
La vie monastique, qui est apparue au ive siècle, comme réaction à l’institutionnalisation de l’Église, reste aujourd’hui une contestation de la société, qui est prise dans un processus d’isolement et de désagrégation. Elle ne rentre pas en conflit avec la société, mais constitue une société à part, régie par d’autres valeurs, « une société libre et personnelle, elle crée
une société de choix à l’intérieur de la société ». Comme Géronda Aimilianos aime à le souligner, tout monastère, même le plus petit, est une « assemblée de l’Église universelle ». Il est une anticipation de l’Église triomphante, sous les aspects humains de « deux ou trois » qui sont réunis au Nom du Seigneur, mais qui constituent de ce fait le Corps même du Christ. « Tous ensemble nous formons un corps, lequel est, en réalité, le Corps même du Christ, et nous parvenons à garder ce que nous ne pouvons conserver dans la société décomposée et désagrégée… La vie monastique est par excellence le fait de vivre le Christ : c’est ce que reconnaît notre Église comme l’empreinte du ciel sur la terre ; c’est un miroir qui reflète les caractéristiques du Royaume des cieux. »
Elle est un « mystère » (sacrement) au sens que saint Paul donne à ce terme, c’est-à-dire une réalité céleste et divine,
invisible aux yeux sensibles, mais qui se « vit » par l’expérience. « Elle est réellement descente de l’Église céleste, c’est-à-dire des mystères célestes… Tout ce que nous désirons et que nous recherchons, tout ce pour quoi le Christ nous a appelés à la vie, nous le trouvons dans le monastère. »
Les moines « fuient » le monde, d’une certaine manière, mais cette fuite n’est pas démission de leurs responsabilités, elle est au contraire « une issue lumineuse au sein des ténèbres dans lesquelles la vie humaine choit en ce monde, et en même temps une voie qui conduit comme par la main les hommes qui veulent vivre leur liberté et leurs droits… Le désert
est le lieu de la lumière. »
Ce « mystère » que les moines vivent dans l’enceinte fermée au monde du monastère, mais ouverte sur le ciel, est « cet élément invisible, mystérieux, que j’avais perdu dans le paradis, et dans lequel maintenant j’entre à nouveau vraiment grâce à la vie monastique, c’est lui qui devient l’attrait, la puissance et la promptitude qui me font aller au monastère et tout supporter, endurer le renoncement à toute chose… la puissance de la vie monastique n’est donc pas la puissance de
l’homme, celle de mon âme, de ma décision, de mon amour : elle est ce paradis, cette incarnation-même du Paradis, le créateur de la terre et du ciel, le Christ lui-même. »
Et au sein de la communauté monastique, qui est image de l’assemblée céleste, se tient le Père spirituel (Géronda) comme icône du Christ. Il est le lien, le facteur d’unité, mais aussi, lui aussi, un « mystère » (sacrement) : la présence de l’énergie divine sous l’aspect d’un être de chair et de sang, qui a bien sûr ses faiblesses, mais qui est néanmoins une présence réelle du Christ pour ses disciples.
« Le Géronda est celui qui peut rendre visible l’invisible aux yeux de l’aspirant à la vie monastique. Il peut apprendre à l’âme à croire, à aimer, à vivre, à jubiler. » Tout disciple qui va auprès d’un Géronda y va pour trouver Dieu. « Je m’approche du Géronda, je suis en relation avec le Géronda, cela veut dire que je me trouve à l’écoute de Dieu, je prête l’oreille à Dieu. » Le Géronda avance vers Dieu et les moines le suivent. Il est celui qui relie ses enfants spirituels à Dieu, tel celui qui conduit la fiancée vers son époux, et c’est Dieu qui se tient devant eux.
En tant qu’icône vivante, le Géronda se doit d’être complètement consacré à Dieu, il est déjà mort à toute chose de ce
monde, et il n’est vivant que pour ses enfants et pour Dieu son Père. Il ne convient donc pas d’attendre de lui des consolations, une affection humaine et sentimentale, mais un « mystère ». « Le Géronda est en réalité un indicateur de la volonté de Dieu, un témoin de Dieu ; il est parole de Dieu, bouche de Dieu, instrument de Dieu. » Le Géronda est celui
qui peine avec nous, celui qui porte les conséquences de nos chutes et de nos relèvements. Il est celui qui occupe cette place dans le but d’être entendu de Dieu. « Il n’est rien d’autre que celui qui lève ses mains pour les faiblesses de ses enfants, celui qui parvient, en négligeant et oubliant sa propre personne, à endurer les fardeaux de ses enfants et du monastère, à vivre leur histoire, à vivre aussi leur futur avec toute l’anxiété et l’amour de son cœur, parce qu’il connaît et comprend le futur de chaque âme. »
Engagé à vivre, au jour le jour, un tel « mystère » de la présence du Christ en son Corps, le moine se doit d’être, lui aussi, un étranger à toute réalité terrestre et périssable, un être du monde à venir.
L’Ancien définit quelques caractéristiques du moine véritable, qu’il commente longuement dans le très beau chapitre 4.
Le vrai moine, cénobite ou ermite, est celui qui peut vivre « la solitude dans la communion ». Le moine vit uniquement dans la communion, et même s’il est seul, sa solitude, réunie au Corps de l’Église, « est » l’Église tout entière, avec tous les saints, avec toute l’histoire de l’Église et le temps de Dieu sans commencement.
Vivant avec ses frères, il est constamment en communion, et étant en communion, il est en permanence dans le service (diakonia). « Le service signifie que je suis au monastère comme me veut l’autre. Le service est ce qui m’unit à tous les autres. » C’est là un des principes fondamentaux de l’enseignement de Géronda Aimilianos, qu’il présentait de multiples façons dans ses conférences.
S’offrant de plein gré au service de ses frères, membres du Corps du Christ, le moine vit de ce fait la « quiétude (hésychia) dans l’obéissance ». Nul n’est besoin pour lui de partir au désert pour mener la vie hésychaste, qui est, fondamentalement, une vie dépourvue de soucis et de tensions provoquées par la crispation de la volonté propre. Dépouillé de son égoïsme, il est un être libre, prêt à dire « oui » à toutes les sollicitations, car « tous ces renoncements forment l’unique affirmation de sa nouvelle vie, qui est le Christ lui-même ».
« L’absence de souci, la non-distraction, cette manière de vivre silencieuse, cette mort qui est la mienne, me font cesser de vivre pour tout et rien, et entrer en moi-même, elles me poussent à me cacher dans mon tombeau, c’est-à-dire dans mon cœur, qui doit devenir le temple permanent de Dieu. »
Gardant une permanente paix intérieure, il est ainsi prêt à supporter toutes les épreuves de la vie communautaire ou de son existence personnelle (maladies, échec, etc.), car il vit la « la fin dans le temps présent ». Chaque moment de sa vie au monastère est déjà une expérience vécue de l’éternité, dans la mesure où il ne vit plus pour lui-même mais pour
le Christ qui vit en lui, par les saints mystères et les saintes vertus. « Nous devons découvrir notre Dieu en nous, découvrir le Royaume des cieux dans le maintenant de notre monastère, au cœur de notre communion. Alors ces temps ultimes envahiront tout, parce qu’il n’existe pas de derniers temps si ce n’est Dieu lui-même, qui emplit et fait de toute chose, présente, passée et future, une seule réalité. »
Pour Géronda Aimilianos la vie communautaire ne doit en aucune façon être un obstacle pour la prière personnelle et la vie intérieure profonde, c’est pourquoi il soulignait avec force l’importance de la « veille », de la prière nocturne quotidienne du moine dans sa cellule.
« La veille personnelle est la meilleure assemblée que nous puissions faire, parce qu’un moine ne peut pas accomplir sa prière nocturne s’il ne sent pas toute la communauté avec lui. Nous savons très bien que lorsqu’un moine veille correctement, il peut très vite parvenir à un état où il aime le monde entier, et d’autant plus ses frères, son Géronda, et tout ce qui est en relation avec son entourage. »
« Quand le moine prie, il montre qu’il vit Dieu, même s’il ne le comprend pas, même s’il ne le voit pas, même s’il ne l’entend pas. Même si son insensibilité et son péché sont si grands au point de n’avoir aucune connaissance de Dieu et de
vivre un aveuglement pire que les plus profondes ténèbres, néanmoins tant qu’il prie, il vit Dieu. »
Tel était le programme de la vie monastique que nous proposait Géronda Aimilianos : une expérience vécue du Mystère de
l’Église, qu’il présentait de manière fascinante dans ces conférences, qui étaient pour nous, chaque fois, un événement, une véritable théophanie.
Dans l’un des chapitres, où il présente le rôle du Père spirituel, il nous ouvrait son cœur et confessait sa conception de la
communauté monastique orthodoxe comme famille spirituelle, en disant :
« Je vous aime, car vous êtes héritiers de ces promesses du Royaume de Dieu. Je vous aime, parce que vous avez reçu tant de bénédictions ; parce que, quand je regarde chacun de vous personnellement, – surtout quand nous sommes seul à seul – je vois tant d’expériences spirituelles épanchées devant moi, tantôt dans vos lettres, tantôt dans vos confessions ! Pour moi, tout cela représente un regard en direction de Dieu, qui me libère, dirais-je, en surabondance : cela me délivre des peines et des efforts, parce que tous nous avançons vers Dieu, et en tant que personnes et comme un Corps unique. »
Hiéromoine Macaire de Simonos Pétra.