Recension: Louis Schittly, « L’homme qui voulait voir la guerre de près: Médecin au Biafra, Vietnam, Afghanistan, Sud-Soudan »

51MLT6uR1pL._SL500_AA300_Louis Schittly, « L’homme qui voulait voir la guerre de près: Médecin au Biafra, Vietnam, Afghanistan, Sud-Soudan », Arthaud, Paris, 2011, 380 p.
Louis Schittly est un laïc orthodoxe qui a construit dans sa propriété de Bernwiller (au sud de l’Alsace, dans la région du Sundgau, près de la frontière suisse) une petite église byzantine (dont l’iconostase a été peinte par Léonide Ouspensky et les fresques par le disciple américain de celui-ci, le père Simon Doolan) où se réunissent périodiquement les fidèles de la région pour participer aux liturgies que vient y célébrer le père Christos Filiotis, recteur de l’église grecque de Strasbourg.
Vivant aujourd’hui une retraite paisible au milieu des animaux de la ferme familiale, ce médecin, fils de paysans, qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 1999 avec Médecins sans Frontières dont il fut, avec Bernard Kouchner, l’un des fondateurs, vient de publier, chez Arthaud, l’éditeur des aventuriers,  ses mémoires, d’un bout à l’autre passionnantes et écrites dans le beau style que pouvaient avoir les médecins du temps où la base de leur formation n’était pas les mathématiques mais les lettres classiques.


Avec beaucoup de sensibilité, mais aussi avec un humour très fin et une grande liberté d’esprit, Louis Schittly raconte les principaux moments de son engagement, depuis 1969, auprès des « French doctors » : le Biafra où il participa au sauvetage de plusieurs milliers d’enfants victimes de la famine ; le Vietnam, où, témoin des effets collatéraux de la guerre, il accepta de faire passer clandestinement des médicaments au Viêt-Công ; puis l’Afghanistan, où il décida de porter secours à la population privée de toute aide médicale, étant, dit-il, « un paysan alsacien qui apportait son aide à des paysans afghans, rien de plus ! » De retour en Alsace, à un peu plus de quarante ans, Louis se maria, fonda une famille, et pratiqua la médecine près de chez lui, jusqu’au jour où Bernard Kouchner, ancien compagnon du Biafra devenu secrétaire d’Etat, l’appella pour une nouvelle mission au Sud-Soudan…
Un passage très émouvant du livre est celui où cette grande figure de la médecine humanitaire, qui fit ses études au séminaire jusqu’au baccalauréat avant de devenir, à l’âge de vingt ans, athée et anarchiste de gauche, raconte sa conversion à l’orthodoxie, à l’âge de quarante ans, à l’occasion d’un voyage au Mont-Athos.
Il vécut cette aventure aux côtés de son ami René (dans l’orthodoxie Nicolas) Ehni, qui fut dans la années soixante-dix du siècle dernier un écrivain français d’avant-garde très connu, publiant chez Christian Bourgois et dont les pièces de théâtre étaient joués en 1968 au théâtre de l’Odéon.
Débarquant au monastère de Grigoriou (l’un plus traditionnaliste de l’Athos), les deux quadras, anarchistes et athées, se firent à grands cris refouler de l’église, ce qui, en comparaison des pratiques des missionnaires catholiques et protestants, leur plut beaucoup. La rencontre du père Siméon, un moine francophone d’origine péruvienne qui vivait alors de ce monastère (avant de devenir ermite), qui était un artiste raffiné et était alors le père spirituel d’un grand nombre d’artistes grecs, contribua aussi beaucoup à les séduire et à les inciter se faire baptiser dans le même monastère quelque temps après.
Nous donnons ci-dessous un large extrait de cet épisode tel qu’il est rapporté par Louis (dans l’orthodoxie Grégoire) Schittly, et qui donnera aussi une vision plus précise du style de l’ouvrage.
On peut visionner une interview récente de l’auteur sur le site de France 3 Alsace et ce reportage sur Dailymotion.
Jean-Claude Larchet

Extraits (p. 302-304):

 

Dans toutes les directions vers lesquelles j’avais couru avec enthousiasme, je ne rencontrais plus que les murs d’une prison que je m’étais construite. Il me fallait organiser une évasion.
Pour ce faire, il ne me restait qu’une solution: me laisser pousser les ailes et m’envoler… puisqu’« il n’est jamais trop tard pour vivre une enfance heureuse »; et que le bonheur d’être mélancolique ne me convenait pas longtemps.
C’est ainsi, au détour d’une balade dans les Balkans avec René Ehni, que nous avons découvert le mont Athos, Tibet au cœur de l’Europe. J’y suis allé comme je vais partout: pour voir ce que je ne connais pas, pas pour me convertir. La première incursion dans ce lieu saint, interdit aux femmes et aux véhicules, fut sportive et clandestine; et nous n’y avons croisé qu’un très vieux moine aveugle guidé sur un chemin de montagne par un jeune garçon, et des vaches mortes enfermées dans un bâtiment oublié; mais au milieu de cinq cadavres boursouflés et puants, il y avait une survivante, que nous avons réussi à sauver. Trois mois plus tard, nous sommes rentrés normalement avec visa et en bateau. Le premier jour déjà, dans le monastère de Grigoriou, nous avons rencontré un moine francophone et péruvien, de dix ans mon cadet, le père Siméon. D’emblée il nous dit, avec un énorme accent espagnol à la Dalf:
« Ce que j’aime en France, c’est l’Anti France ! Je prie tous les jours pour André Breton! »
Puis il ajoute:
« Dieu n’est pas une carte bancaire.
  Dieu n’existe pas, lui dis je.
  Je ne crois pas en Dieu, moi non plus, dit il, car Dieu n’est pas un concept; Il est au dessus de tout concept. Il est meilleur que le caviar! »
C’était un langage inattendu pour un dévot sur une sainte montagne! Cela méritait de s’y intéresser.
Autour de lui vivaient d’autres fous de Dieu.
J’y ai appris que les orthodoxes n’ont jamais eu de missionnaires, qu’ils ne sont pas prosélytes, et que les gardiens de l’orthodoxie sont le peuple et les moines, et non le clergé, dont il fallait se méfier, car vivant dans le monde, il se compromet avec le monde. Ce discours me convenait.
J’ai appris aussi que, pour les athonites, les chrétiens d’Occident ne sont pas considérés comme tels, et donc que moi, en tant qu’ancien catholique romain, j’étais pris pour ce que j’étais: un païen. Cela me plut. Puis j’ai découvert les icônes et le chant byzantin, qui m’ont charmé. Chaque liturgie est un opéra réussi, « dont le propre est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement ». […]
Quelques années plus tard, René Ehni, Théophane   Théophane Bruchlen, un poète parnassien du village voisin et ouvrier communal de sa localité   et moi avons été baptisés dans la mer, par l’higoumène (équivalent grec d’abbé ou de supérieur de communauté) du monastère de Grigoriou; ma femme et Jean Baptiste, notre fils, le furent dans un monastère du continent. […]
Puis, pour vraiment fixer le centre du monde, j’ai construit une chapelle au milieu de mes pommiers, poiriers et cerisiers avec l’aide de Théophane.
J’étais content d’apprendre […] d’apprendre aussi qu’avec les débris du monde, on peut reconstruire le monde.
Du « sans dieux ni maîtres », j’ai conservé le « ni maîtres », j’ai adopté un Dieu au ciel, mais aucune chefferie sur terre, pontifiante ou lénifiante, ni locale ni nationale ni universelle, ni à usage politique ou moral.
J’ai découvert que les chrétiens d’Orient ne vivent pas dans l’exaltation désespérée de la mort, si chère aux chrétiens occidentaux toutes mouvances confondues, mais dans la résurrection permanente, la pâque quotidienne qui est abolition de la vallée de larmes. Car « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne dieu, comme le fer mis dans le feu devient feu sans cesser d’être fer, par grâce et participation ».

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