Le 9 mars 2022, mercredi de la première semaine du Grand Carême, Sa Sainteté le patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies a célébré la première liturgie des Présanctifiés de l’année à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. Après l’office divin, le primat de l’Église orthodoxe russe a prononcé l’homélie suivante :
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !
Le temps du Grand Carême est un temps de pénitence et de prière. Quel est son but ? Se libérer de la captivité dans laquelle nous tombons en posant des actes désagréables à Dieu, en péchant. Le péché nous rend captifs. On remarque à peine comment cela se fait : on a menti par-ci, déformé la vérité par-là, répondu avec brusquerie et offensé un interlocuteur. Ces petits conflits engendrent l’exclusion et l’hostilité entre les individus. Parfois, les conflits sont provoqués par des tiers, intéressés à la brouille entre deux personnes, c’est très fréquent. Chacun est sûrement passé par cette épreuve : une personne contre laquelle on n’avait rien vous considère tout à coup comme son ennemi. Ensuite, il s’avère que quelqu’un avait suggéré à celui avec lequel on était en bons termes et qui était en bons termes avec nous que nous étions son ennemi, que nous lui avions fait du mal, que nous intriguions contre lui.
Chacun est confronté à des conflits semblables au quotidien, mais comme l’origine en est généralement le mensonge, rappelons-nous qui est le père du mensonge. Le père du mensonge, c’est le diable, et son objectif est de perdre les âmes, de provoquer des conflits, car le conflit libère les passions. Ce qu’on n’aurait jamais ni dit, ni fait en étant paisible, on le dit et on le fait pendant un conflit avec un proche, regardé comme un ennemi. Une sorte de force naturelle, bestiale, se libère alors en l’homme, les conflits prenant les formes hideuses que l’on sait. Les familles se déchirent, des hommes périssent. Ceci ne s’applique pas seulement aux relations entre personnes, mais aussi aux conflits entre nations, entre pays.
Aujourd’hui, nous vivons un conflit entre la Russie et l’Ukraine. Voyons ce qui peut réellement nous séparer. Nous sommes pratiquement un seul peuple, lié par une même destinée historique, nous sommes sortis ensemble du baptistère de Kiev, nous sommes unis par la foi, par nos saints, par une même espérance, par les mêmes prières. Qu’est-ce qui peut bien nous séparer ?! Mais l’ennemi du genre humain, par des personnes concrètes, par des associations concrètes de personnes, introduit le mensonge dans les rapports entre nos peuples, et le mensonge provoque un conflit. Il ne s’agit pas simplement d’une dispute entre voisins, c’est un conflit dans lequel sont engagés des états, donc des institutions disposant légalement du droit de recourir à la force, de contraindre leurs citoyens à obéir s’ils enfreignent la loi, ou de contraindre d’autres pays, s’ils voient en eux une menace, à ne plus constituer une menace.
En d’autres termes, aujourd’hui, ce sont deux peuples frères qui sont en conflit, ou en réalité un seul peuple, le peuple russe. Je mentionne une fois de plus la Chronique des temps passés, notre chronique historique, qui raconte « l’origine de la terre russe », rapportant immédiatement après ces mots l’histoire de Kiev. La Rus’ est un seul pays, un seul peuple, mais ce peuple s’est révélé si puissant que ses voisins, effrayés de sa force, ont tout fait pour le diviser, pour imposer aux parties de ce peuple l’idée qu’elles ne constituent nullement une seule nation. On sait à quelle atroce apogée a conduit aujourd’hui cette insinuation : certains ne voient plus un frère dans leur frère, mais un ennemi. Il est affreux de voir certaines organisations religieuses (qu’on a peine à qualifier de religieuses) faire de la lutte contre un peuple russe frère le fer de lance de leur prédication.
L’Église, qui ne mesure pas le temps en jours, ni en mois ou en années, mais en siècles et en millénaires, garde la mémoire de multiples conflits, remontant à l’antiquité, à la Rome antique, à Byzance, à l’ancienne Russie, à l’Empire russe, aux états présents sur le territoire de la Rus’ historique. L’Église se souvient de ces conflits, elle sait quelles en ont toujours été les lourdes conséquences. Aujourd’hui, les ennemis des peuples russe et ukrainien s’efforcent par tous les moyens, depuis l’extérieur, de leur insinuer : vous n’êtes pas des frères, vous êtes des ennemis, vous devez vous faire la guerre. Et certains se laissent tenter ! Nous regrettons, nous nous affligeons de l’installation en Ukraine, si proche, si chère, de forces politiques qui, présentant le peuple russe comme l’ennemi, dirigent aujourd’hui la politique à l’égard de la Russie. On sait quels malheurs a déjà causés cette politique sur le sol si durement éprouvé du Donbass, et, à présent, à plus large envergure.
Ne parlons pas de ceux qui ont déclenché cette guerre, que Dieu les juge, et Il les châtiera. Parlons aujourd’hui de nous, et je vous appelle tous, chers frères et sœurs, à intensifier votre prière pour que cesse toute confrontation militaire entre la Russie et l’Ukraine, pour que notre peuple reprenne conscience de la communauté de ses racines, de la communauté de sa force spirituelle qui est notre Église indivise, présente en Russie, en Ukraine et dans d’autres pays. Elle est effectivement la garante du salut, la garante de la paix future, mais c’est précisément pourquoi, aujourd’hui, en Ukraine, ceux qui n’ont pas intérêt à la paix déchaînent contre elle des persécutions. Prions donc ardemment pour Sa Béatitude, le primat de l’Église orthodoxe ukrainienne, pour l’épiscopat ukrainien et, bien sûr, pour notre Église, pour qu’aucune épreuve, aucune tentation ne puisse détruire l’unité spirituelle acquise par nos pères au sortir du baptistère de Kiev.
Je le redis, là où est le diable, là est aussi le mensonge. Voyez quelle quantité de mensonges se répand aujourd’hui ! Le nouveau mot à la mode, « fake », est synonyme de mensonge. Des mensonges diaboliques, car le mensonge est utilisé aujourd’hui pour creuser un peu plus le fossé entre deux peuples, pour les confronter. Faisons attention à ce qui se dit autour du malheureux conflit commencé sur le sol du Donbass.
En fin de compte, en Russie et en Ukraine nous avons une Église commune parce que nous partageons les mêmes valeurs, les mêmes idéaux, nous avons la même conscience chrétienne. Nous ne pouvons faire autrement que prier pour la paix et chercher à apaiser la confrontation, à rabaisser le niveau émotionnel des discussions politiques, qui dépasse souvent les limites de la décence. Nous devons tout faire pour apaiser et pacifier les cœurs, pour que l’ennemi du genre humain ne puisse détruire l’unité spirituelle autour de laquelle est bâtie la vie religieuse et culturelle de notre peuple à nous, Russes et Ukrainiens.
Certes, les rapports russo-ukrainiens relèvent maintenant de la grande politique, ou, comme on dit maintenant, de la géopolitique. L’un de ses objectifs est l’affaiblissement de la Russie, un pays fort, réellement puissant. Mais parvenir à des objectifs géopolitiques en utilisant un peuple frère, c’est immonde, c’est lâche ! Il est horrible de monter ce peuple contre ses frères ! Il est affreux de l’armer pour qu’il lutte contre ses frères de sang, contre ses frères dans la foi ! Tous ceux qui s’y emploient, sous la forme de la propagande qui s’est abattue sur l’Ukraine, sous la forme d’actes concrets, créant les conditions préalables à l’élargissement du conflit militaire, tous ces gens sont les ennemis aussi bien de la Russie que de l’Ukraine. Ils sont contre notre unité, contre nos racines spirituelles, et, qu’ils se disent croyants ou non, cela veut dire qu’ils sont contre la volonté de Dieu, qui est toujours la paix, la fraternité et l’amour.
Que le Seigneur nous aide tous, Russes, Ukrainiens, Biélorusses et tous les peuples issus d’une même racine, du baptistère de Kiev, à conserver notre unité spirituelle, à empêcher la division de notre Église. Ceux qui cherchaient à séparer les peuples ont d’ailleurs commencé à diviser l’Église en fabriquant des schismes en Ukraine. Ils ont commencé par porter atteinte à l’unité spirituelle, mais, grâce à Dieu, cette unité a été conservée.
J’ai prié spécialement aujourd’hui pour Sa Béatitude Onuphre, pour l’épiscopat, pour le clergé, pour le peuple chrétien d’Ukraine, demandant au Seigneur de les préserver des ruses du malin, de les garder dans l’idée que toute guerre entre frères orthodoxes appartenant à une même Église est l’œuvre du diable, et non l’œuvre de Dieu. C’est pourquoi notre Église unie, que ce soit en Russie, en Ukraine, dans d’autres pays, doit prier aujourd’hui pour la paix, pour la fin de cette guerre fratricide, comme le fit jadis saint Serge, comme le faisait notre Église russe quand les princes russes se combattaient et s’exterminaient entre eux. Aujourd’hui encore, nous ne nous engagerons pas sur la voie proposée par ceux qui veulent l’implication de l’Église dans le conflit, nous prendrons le chemin de saint Serge, nous prierons pour l’unité de la Sainte Russie, pour qu’aucune force ne parvienne à diviser notre peuple et, bien sûr, pour qu’aucune force ne réussisse à diviser notre Église.
Que le Seigneur bénisse notre terre, la Rus’ historique ! Que le Seigneur nous préserve des divisions dans l’Église, qu’Il nous aide à surmonter les divisions qui ne viennent pas de différences dans la foi, mais de l’influence de puissances politiques sur certains milieux dans l’Église. Prions pour que tout cela appartienne au passé et que nous puissions d’une seule bouche et d’un seul cœur glorifier le Nom sublime et plein de majesté du Père du Fils et du Saint Esprit, et, défendus par la Croix, chasser toute force hostile et démoniaque de notre vie et de notre destinée communes. Amen ».