Le plus grand mystère pour les chercheurs, quant à la généalogie de Jésus, réside dans le fait que ses deux versions, celle de Matthieu et celle de Luc, diffèrent sensiblement l’une de l’autre.
En effet, les généalogies chez Matthieu et Luc coïncident uniquement dans la section qui comporte les noms allant d’Abraham à David. Puis, Matthieu suit la lignée «royale», en énumérant les rois de Judée tels qu’ils sont mentionnés dans l’Ancien Testament, tandis que Luc décrit une ligne différente.
Il est intéressant de noter qu'en confrontant la généalogie de l'Évangile de Matthieu avec les livres bibliques relatant l'histoire des rois juifs, on remarque que Matthieu a omis trois rois entre Joram et Ozias: Achazia, Joas et Amatsia. À l'évidence, cette omission avait pour but de faire en sorte que le nombre de générations entre David et la déportation babylonienne soit de quatorze. Pour Matthieu, la symbolique des nombres avait plus d'importance que l'exactitude historique des noms. Son désir d'atteindre coûte que coûte le nombre quatorze dans chaque section chronologique pouvait également être lié au fait que la valeur numérique des lettres hébraïques formant le nom «David» avait pour somme quatorze.
Le désaccord entre les généalogies persiste de David au personnage de Salathiel, qui apparaît seize générations plus tard chez Matthieu, vingt générations plus tard chez Luc.
Les deux lignes se rejoignent aux noms de Salathiel et Zorobabel, présents dans les listes des deux évangélistes (Mt 1, 12; Lc 3, 27), mais ensuite les lignes se séparent à nouveau jusqu’à Joseph, l’époux de Marie. Même le nom du père de Joseph diffère entre les évangélistes: il est appelé Jacob chez Matthieu et Héli chez Luc (Mt 1, 15-16; Lc 3, 23).
Les spécialistes ont remarqué que dans la façon dont est établie la généalogie de Jésus-Christ, Matthieu suivait pour l’essentiel les renseignements présents dans le premier livre des Chroniques, tandis que Luc ne connaissait pas ce livre. La généalogie de l’Évangile de Luc est fondée sur d’autres sources bibliques et, dans l’ensemble, elle correspond plus fidèlement à la réalité historique, en tout cas pour la période précédant l’exil babylonien .
La présence de deux généalogies retenait déjà l’attention des auteurs paléochrétiens. Ils ont tenté d’expliquer le désaccord entre les évangélistes en se référant aux lois juives, en particulier à la loi du lévirat, selon laquelle, si un homme meurt sans laisser d’enfant, son frère devait prendre sa femme pour épouse:
«Le premier-né qu’elle enfantera succédera au frère mort et portera son nom, afin que ce nom ne soit pas effacé d’Israël.»
Dt 25, 5-6
Dans l’Ancien Testament, y compris dans la Septante, cette pratique est rendue par l’expression «relever en Israël le nom de son frère» (Dt 25, 7); dans le Nouveau Testament, l’expression faisant référence à cette loi est «susciter une postérité à son frère» (Mt 22, 24; Mc 12, 19; Lc 20, 28).
Le but de cette prescription vétérotestamentaire était clair: la loi fut introduite afin que le nom d’un défunt sans enfant «ne soit pas effacé d’Israël». L’enfant appartenant donc alors à la généalogie du frère de son père et non plus à celle de son père réel.
Jules l’Africain: “les deux récits sont absolument vrais…”
Jules l’Africain (3e siècle) expliquait la coexistence des deux généalogies par la loi du lévirat. Eusèbe de Césarée le cite:
«En Israël, les noms des générations étaient comptés selon la nature ou selon la loi: selon la nature par la succession des filiations charnelles ; selon la loi, lorsqu’un homme avait des enfants sous le nom de son frère mort sans progéniture. (…) Par suite, de ceux dont il est question dans cette généalogie, les uns ont succédé authentiquement à leurs pères; les autres, ayant été engendrés pour tel ou tel, ont reçu le nom de tel ou tel; des uns et des autres, il a été fait mention, de ceux qui ont (réellement) engendré et de ceux qui ont engendré par convention. Ainsi, ni l’un ni l’autre des évangélistes ne commet d’erreur, en comptant d’après la nature ou d’après la loi. Les générations issues de Salomon et celles issues de Nathan sont mélangées les unes aux autres, par suite des résurrections feintes d’hommes sans enfant, de secondes noces, d’attributions de descendants, de sorte que les mêmes personnages sont justement regardés comme descendants, mais de manières différentes, tantôt de leurs pères putatifs, tantôt de leurs pères réels. Ainsi, les deux récits sont absolument vrais et l’on arrive à Joseph d’une façon compliquée mais exacte».
Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Livres I-IV, SC n° 31, 1986, p. 26.
Selon Jules l’Africain, ce chemin tortueux, ou plutôt ces deux chemins, ont conduit les deux évangélistes à deux pères différents de Joseph, dont l’un était son père selon la loi, l’autre selon la chair.
Eusèbe de Césarée souscrit à l’opinion de Jules l’Africain et fait la remarque suivante: «Et la généalogie étant ainsi faite, Marie elle aussi apparaît virtuellement être de la même tribu que lui, car, selon la loi de Moïse, il n’était pas permis de se marier dans d’autres tribus que la sienne: il est ordonné en effet de s’unir en mariage à quelqu’un du même bourg et de la même tribu, de telle manière que l’héritage de la famille ne passât pas d’une tribu à une autre».
Jean Damascène: “Joseph descend de la race de David…”
Jean Damascène (8e siècle) s’en tient à la même interprétation.
À l’instar de Jules l’Africain, il affirme que les deux lignées parallèles des descendants de David sont arrivées à un moment donné à Jacob et Héli qui «furent des frères du même sein, Jacob de la famille de Salomon, Héli de celle de Nathan. Héli, né de la famille de Nathan, mourut sans enfant, et Jacob son frère, de la famille de Salomon, prit sa femme et donna une descendance à son frère, engendrant Joseph. Donc Joseph, d’après la nature, est fils de Jacob et descend de Salomon, et d’après la loi, fils d’Héli et descend de Nathan».
Jean Damascène ajoute:
«Joseph descend de la race de David, les saints évangélistes Matthieu et Luc l’ont montré explicitement, mais Matthieu fait descendre Joseph de David par Salomon, et Luc par Nathan. L’un et l’autre sont silencieux sur l’ascendance de la Sainte Vierge.»
Jean Damascène, La Foi orthodoxe, 1-44, SC n° 535, 2010, p. 45-100, SC n° 540, 2011.
D’ailleurs, certains biblistes proposent une autre solution au problème des deux généalogies. Il s’agit de l’hypothèse selon laquelle Luc rapporte la généalogie de Marie et non celle de Joseph. Adoptée par un grand nombre de spécialistes, cette hypothèse suggère que Héli, mentionné par Luc immédiatement après Joseph, n’était pas le père de Joseph, mais le père de Marie. Nous nous pencherons sur cette hypothèse dans l’article prochain.
Cet article fait partie de la série basée sur les six volumes de “Jésus-Christ. Vie et Enseignement” par le métropolite Hilarion Alfeyev, disponible tous les vendredis sur cette page. Pour obtenir votre exemplaire du premier volume, “Début de l’Évangile”, visitez le site des Éditions des Syrtes.