Lancée en 2008 par l’Institut français des relations internationales (Ifri), à l’initiative de son fondateur et président Thierry de Montbrial, la World Policy Conference (WPC) est la première tentative d’une réflexion systématique pour l’organisation d’une gouvernance mondiale adaptée aux réalités du XXIe siècle, associant décideurs, experts et leaders d’opinion au plus haut niveau.
Cette année la WPC à lieu à Abu Dhabi (Émirats arabes unisà du 1er au 3 octobre.
Nous vous invitons à écouter et/ou lire la conférence donnée par le patriarche œcuménique Bartholomée le 1er octobre.
« Éminences,
Excellences,
Honorables participants,
Cher Thierry de Montbrial,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Nous tenons à remercier très chaleureusement les organisateurs de cette nouvelle édition de la World Policy Conference de m’avoir invité une nouvelle fois à participer à ses indispensables travaux, d’avoir donné la possibilité d’une rencontre, tellement inspirante pour notre « bonne lutte » commune. Nous félicitons les organisateurs d’avoir préparé cette conférence, d’avoir assuré la présence de nombreuses personnalités et d’avoir choisi la thématique multidimensionnelle et d’actualité.
Un regard, même rapide et succinct, sur l’état du monde d’aujourd’hui ne peut faire naître qu’un sentiment de crainte. Non seulement ne sommes-nous pas complètement sortis de la crise sanitaire qui s’est abattue sur le monde il y a plus d’une année et demie, mais les nouvelles recompositions géopolitiques, le défi du fondamentalisme, ainsi que la crise climatique et environnementale sont autant de sources d’incertitude et d’inquiétude. Il ne s’agit pas cependant de jouer les Cassandres en se concentrant uniquement sur les difficultés qui nous entourent. Ces temps de crise sont une mise à l’épreuve de nos civilisations. Le mot crise, en grec κρίσις, évoque une situation difficile, mais il indique en même temps que nous serons jugés, évalués, sur notre réaction, sur la qualité de notre réponse à ce défi.
La coopération et l’action commune sont l’impératif catégorique face à l’immense crise contemporaine. Aucun état, aucune religion, la science à elle seule, aucune institution, aucun leader à lui seul ne pourrait affronter les problèmes majeurs sans la collaboration des autres instances. Nous avons vraiment besoin l’un de l’autre, nous sommes appelés à jeter des ponts, à travailler ensemble. Notre avenir est commun et le chemin qui y mène l’est aussi.
La base de collaboration est le dialogue. Il est en soi un geste de solidarité et une source de solidarité approfondie. Il produit confiance et acceptation mutuelles. Il importe de comprendre que le dialogue diffère de la négociation, du débat, de la confrontation, de la remontrance, etc. La définition qui s’en rapproche le plus est certainement cette phrase magnifique de Claude Lévi Strauss : « Il n’y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. » Le dialogue apparaît comme une tension paradoxale entre la coexistence et l’exposition au maximum de la diversité.
Cette leçon vaut pour nous aussi dans le domaine interreligieux où le dialogue est théorique, tout en étant une praxis de la coexistence. Nous entendons par là que le dialogue ne peut être conçu seulement comme un moyen, comme un échange des paroles. Il s’agit aussi d’une fin en soi qui n’a de but que la rencontre dans sa capacité transformatrice. Lorsque le dialogue devient transformateur, c’est alors qu’il prend toute sa densité. Le dialogue permet de combattre les préjugés. Il décloisonne. Il met en relation. Il nous permet de penser autrement notre rapport à l’altérité. Aujourd’hui, plus que jamais dans son histoire, l’humanité a vraiment la chance et la capacité de faire de nombreux changements à travers la communication et le dialogue.
À bien y réfléchir, ce que certains appellent depuis une trentaine d’années le « retour du religieux » n’est que la transposition d’un phénomène bien plus ancien, d’un « œcuménisme diplomatique » qui s’est développé dans le contexte de la Guerre froide et qui visait à désenclaver les chrétiens pris au piège de l’autre côté du rideau de fer. Le Conseil Œcuménique des Églises avait, depuis 1948, permis de véritables avancées en lançant des ponts de part et d’autre de l’Europe. On se souvient par ailleurs de l’engagement du Pape Jean Paul II sur le terrain de la paix, notamment au cours de la première rencontre d’Assise en 1986. Il s’agissait de la première rencontre interreligieuse d’une telle envergure. Cette même année, les Nations Unies avaient d’ailleurs proclamé 1986 comme « année internationale de la paix » alors même que l’opposition est-ouest polarisait encore la planète et que la guerre du Liban faisait rage. L’année 1986 était donc déterminante, sur le plan interreligieux et international.
Mentionnons un autre exemple, celui de la Conférence des Églises Européennes (CEC). Cette instance de dialogue proprement œcuménique, même si elle favorise le rapprochement des Églises, ne perd pas de vue l’importance des autres acteurs religieux. Dans sa Lettre ouverte « Quel avenir pour l’Europe ? » publiée en 2016, la CEC insiste sur l’importance d’une « attitude positive vis-à-vis des adhérents à différentes religions, cultures et visions du monde ». Abordant la question de la reconnaissance et du respect de la diversité, le même document note : « Au cours de son histoire, l’Europe n’a jamais été homogène (chrétienne) et l’Europe de l’avenir sera elle aussi pluraliste. Dans le passé, l’islam a influencé la culture, surtout dans la péninsule ibérique et dans certaines parties des Balkans et durant des décennies plus récentes, des vagues migratoires ont apporté l’islam et d’autres religions dans plusieurs parties de l’Europe. »
Le dialogue est alors un principe d’inclusion auquel nos Églises et tous les acteurs religieux sont appelés à contribuer. Ce qui est vrai pour l’Europe l’est aussi pour la scène internationale. Le dialogue interreligieux s’est imposé comme une dimension incontournable des processus de paix entre États et au sein d’une même société. D’ailleurs, la crise migratoire à laquelle nous sommes confrontés rend bien compte de cette double dimension.
La montée en puissance du fondamentalisme religieux comme un phénomène traversant l’ensemble des traditions religieuses avec des spécificités partagées comme l’interprétation littérale des textes sacrés, le rigorisme moral, l’instrumentalisation politique et finalement une opposition puissante à toute forme de dialogue qu’il soit œcuménique et interreligieux, est une réalité. Extrémisme et radicalisation entendent privatiser la vérité en favorisant l’affrontement. Le dialogue apparaît alors comme le seul moyen permettant de jeter des ponts, permettant d’œuvrer en faveur de la paix et de la compréhension mutuelle. Pour reprendre les mots d’une intervention que nous avions proposée au Caire, en avril 2017, je cite :
« Pour cette raison, le dialogue interreligieux reconnaît les différences des traditions religieuses et favorise la coexistence pacifique et la coopération entre les personnes et les cultures. Le dialogue interreligieux ne veut pas nier sa propre foi, mais plutôt changer son esprit ou son attitude envers l’autre. Il peut aussi guérir et balayer les préjugés, et contribuer à une compréhension mutuelle et à la résolution pacifique des conflits. Les partis pris et les préjugés proviennent d’une fausse représentation de la religion. Par notre présence aujourd’hui, lors de cette importante conférence, nous voulons nous opposer à un préjugé au moins : l’islam n’est pas égal au terrorisme, car le terrorisme est étranger à toute religion. C’est pourquoi le dialogue interreligieux peut chasser la peur et le soupçon. Il est central pour la paix, mais seulement dans un esprit de confiance et de respect mutuels. »
Telle est la voix du Patriarcat œcuménique, centre de dialogue et promoteur des dialogues interorthodoxes, interchrétiens, interreligieux et interculturels, de rencontres fructueuses avec des institutions séculières, avec la philosophie et la science, un centre d’initiatives écologiques. Il porte « le projet » dialogue sur la scène mondiale avec beaucoup de force. Nous l’avons fait dernièrement à Bologne en Italie pendant un G20 interreligieux. Tous les dialogues servent la dignité humaine, la paix et l’avenir de l’humanité. Engager le dialogue est une conséquence de notre foi qui renforce toujours notre témoignage dans le monde. Ce qui menace notre foi n’est pas l’ouverture et le dialogue, mais le monologue aride, l’introversion asociale, le rejet de la communication. Nous soulignons encore une fois : À travers le dialogue sincère nous ne risquons pas de perdre notre identité. Au contraire, nous sommes enrichis et nous gagnons une conscience de soi plus profonde.
Nous sommes convainques que les traditions des religions sont des trésoreries remplies de vérités centrales existentielles, lesquelles revêtent un sens spécial dans notre temps, confronté à des dilemmes moraux et des renversements axiologiques. La crise contemporaine interpelle les religions, appelées à témoigner de cette vérité en contribuant à la paix, à la réconciliation, à la promotion de la fraternité et de la solidarité, au respect de la dignité humaine. La paix n’est pas le résultat évident du développement économique et culturel, du progrès des sciences et de la technologie, de la qualité de vie. La paix est toujours un devoir, elle demande vision, effort, sacrifice et patience. Selon les mots de Hans Küng : « Aucune paix entre les civilisations, sans la paix des religions. Aucune paix des religions, sans le dialogue des religions». Dans ce dialogue, ajoute-t-il, les valeurs morales fondamentales existant dans les traditions des religions peuvent être thématisées et discutées comme une « éthique mondiale » qui soutient la coexistence pacifique dans les sociétés multiculturelles et qui permet en même temps le développement des identités culturelles spécifiques.
C’est pourquoi, le Patriarcat œcuménique soutient résolument l’importance du dialogue interreligieux. Il participe à de nombreuses rencontres interreligieuses. Notre dialogue avec le judaïsme a officiellement commencé en 1977 et avec l’islam en 1986. En 1994 nous avons initié des conférences tripartites avec le judaïsme et l’islam, et nous continuons résolument en coopération avec KAICIID, avec Interfaith Alliance for Safer Societies et avec d’autres institutions. Un moment décisif dans l’engagement de notre Église pour le dialogue et la paix entre les religions était la Déclaration de Bruxelles « La Paix de Dieu dans le monde ». Vers une coexistence pacifique et une collaboration entre les trois religions monothéistes : judaïsme, christianisme et islam » (20-12-2001), publiée peu après les attaques tragiques du 11 septembre 2001. Nous citons les articles 1 et 8 de cette Déclaration :
1. La volonté de Dieu est que la paix des cieux règne dans le monde. La paix de Dieu n’est pas l’absence totale de guerre ; c’est le cadeau d’une vie abondance. On a besoin de connexion immédiate et inséparable entre paix et justice. C’est pourquoi nous prions constamment pour la prévalence de la paix dans le monde et pour une coexistence pacifique des fidèles de toutes religions dans notre société globale moderne, multiculturelle et multiethnique.
8. Nous rejetons unanimement l’assomption que la religion contribue à une inévitable guerre des civilisations. Au contraire, nous affirmons le rôle constructif et instructif de la religion dans le dialogue entre les civilisations.
L’autre intervention très importante est les références du saint et grand Concile de l’Église orthodoxe, de juin 2016, exprimant la volonté commune des dix Églises qui y ont participé et soulignant le dialogue interreligieux comme une dimension centrale de la recherche de la paix. Nous citons un passage marquant de l’Encyclique du Concile :
« Aujourd’hui, nous vivons une recrudescence de la violence au nom de Dieu. Les exacerbations fondamentalistes au sein des religions risquent de faire valoir l’idée que le fondamentalisme appartient à l’essence du phénomène religieux. La vérité est que, en tant que « zèle que la connaissance n’éclaire pas » (Rm 10, 2), le fondamentalisme constitue une manifestation mortifère de religiosité. La véritable foi chrétienne, calquée sur la Croix du Seigneur, se sacrifie sans sacrifier ; c’est pourquoi elle est le juge le plus inexorable du fondamentalisme, quelle qu’en soit l’origine. Le dialogue interreligieux franc contribue au développement d’une confiance mutuelle dans la promotion de la paix et de la réconciliation. L’Église lutte pour rendre plus tangible sur terre la « paix d’en-haut ». La véritable paix n’est pas obtenue par la force des armes, mais uniquement par l’amour qui « ne cherche pas son intérêt » (I Co 13, 5). Le baume de la foi doit servir à panser et à guérir les plaies anciennes d’autrui et non pas à raviver de nouveaux foyers de haine. » (par.17)
Dans cette perspective, nous regardons la crise actuelle mondiale comme une opportunité pour la solidarité, pour l’ouverture et le dialogue, pour la responsabilité et l’action commune. C’est sur cette note que nous terminerons cette modeste contribution. Nous vous remercions de votre invitation et nous réjouissons par avance de participer à ces débats.
Merci de votre attention. »