Métropolite Amphiloque (Radović) du Monténégro et du Littoral, « Le mystère de la sainte Trinité selon saint Grégoire Palamas », suivi d’un entretien avec l’archiprêtre Jivko Panev, traduit du grec par Yvan Koenig, préface de Jean-Claude Larchet, éditions du Cerf, Paris, 2012, 326 p., collection « Orthodoxie ».
La thèse de doctrorat en théologie de Mgr Amphiloque Radović, dont la traduction française paraît dans ce volume, a acquis une grande célébrité en Grèce, où elle a d’abord été publiée en 1973 dans l’excellente collection « Analekta Vlatadôn », puis dans le monde orthodoxe et dans la sphère des études patristiques où elle est devenue une référence. Le subtil et profond chapitre sur « le Filioque et l’énergie trinitaire incréée », qui fut publié dans deux traductions différentes par des revues françaises (le « Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale », 91-92, 1975; « Le Messager orthodoxe », 110, 1989), donnait envie depuis longtemps de disposer d’une édition intégrale, que la diligence du père Jivko Panev en tant que directeur de collection et d’Yvan Koenig en tant que traducteur, a enfin permis de réaliser.
Cette étude constitue un apport important aux études palamites, par son sujet et par son interprétation du palamisme. Elle est aussi une contribution majeure à la théologie trinitaire orthodoxe. Elle donne accès à une meilleure compréhension des divergences entre l’Église orthodoxe et l’Église latine dans les domaines de la théologie, de l’anthropologie et de la spiritualité, et par là contribue au dialogue théologique entre elles. Elle apporte enfin des réponses à certains problèmes existentiels et spirituels que doit affronter l’homme contemporain.
Alors que depuis les travaux du père Jean Meyendorff l’attention s’était surtout focalisée sur la querelle hésychaste et sur la distinction de l’essence et des énergies divines, le métropolite Amphiloque replace la théologie et la spiritualité de saint Grégoire Palamas dans son contexte fondamental : celui de la triadologie.
Pour Mgr Amphiloque, la théologie de saint Grégoire Palamas se concentre sur trois problèmes fondamentaux : l’existence de Dieu, Sa relation avec le monde et la relation du monde avec Lui.
Le problème de l’existence de Dieu amène Palamas à donner à la triadologie une place centrale et à intégrer les apports à la théologie trinitaire des Pères qui l’ont précédé. Le problème de la relation de Dieu au monde, et donc de la manifestation de Dieu au monde, l’amène à donner une place centrale à la théologie de l’économie, et donc à la christologie. Réciproquement, c’est par la christologie que passe la relation de l’homme avec Dieu. C’est de là (et non comme une donnée première) qu’apparaît l’intérêt de saint Grégoire Palamas pour la distinction de l’essence et de l’énergie divine, une distinction que l’on ne peut comprendre correctement, selon Mgr Amphiloque, que dans le cadre des relations trinitaires et de la christologie. C’est parce que la triadologie et la christologie déterminent toute la conception théologique de saint Grégoire Palamas, que ses divergences avec ses adversaires (notamment sur la question de l’essence et des énergies divines) commencent toujours avec les problèmes centraux de la triadologie et de la christologie et y reviennent toujours. Ce n’est pas un hasard si les palamites et les antipalamites, après Palamas, ont eu pour objet principal de discussion des questions spécifiquement triadologiques. Mais ce n’est pas un hasard non plus si les premières œuvres de Palamas, les « Traités apodictiques sur la procession du Saint-Esprit », qui inaugurèrent avec Barlaam la controverse hésychaste, avaient pour thème central une question triadologique. Et s’il est vrai que Palamas et Barlaam s’opposèrent sur des questions relatives à la connaissance de Dieu, « la différence d’approche gnoséologique des deux adversaires témoignait de leurs positions théologiques respectives ».
La question même du « Filioque », qui est centrale dans les « Traités apodictiques », n’a pas selon le métropolite Amphiloque une signification en elle-même, mais est l’expression de « deux théologies trinitaires différentes qui sont incompatibles entre elles » ; le « Filioque » tient à une identification, qu’opère la théologie latine, de l’ordre des hypostases divines selon l’existence avec leur ordre dans l’économie, et cette identification provient en fait du refus de la distinction en Dieu entre l’essence et l’énergie. Le métropolite souligne que Palamas considère que, selon l’existence, l’Esprit Saint procède du Père seul – et qu’il s’agit là d’une donnée constante de toute la tradition théologique orthodoxe (et non du seul Photios et de sa prétendue étroitesse d’esprit) – et qu’il en procède sans intermédiaire (un rappel bien utile par rapport à quelques tentatives récentes, d’inspiration latinophrone, de faire du Fils, considéré comme indissociable du Père en tant que fils, un médiateur de la procession du Saint-Esprit). Ce que l’on peut admettre comme étant « par le Fils » ou tanquam ab uno principio, c’est seulement la manifestation de l’Esprit selon l’énergie (celle-ci étant distinguée de Son hypostase et non confondue avec elle), manifestation qui s’accomplit dans le temps, envers les créatures, mais aussi hors du temps, in divinis, selon la périchorèse des hypostases divines. À cet égard, c’est seulement selon l’énergie que l’on peut considérer l’Esprit Saint comme « un ineffable amour de l’engendreur [le Père] pour le Verbe lui-même », une expression que Palamas a peut-être emprunté à Augustin (qui venait d’être traduit dans le monde byzantin), mais qu’il interprète, grâce à sa distinction de l’hypostase et de l’énergie, d’une manière complètement différente.
À travers l’examen approfondi de la question du « Filioque », mais aussi dans plusieurs autres chapitres, Mgr Amphiloque montre que saint Grégoire Palamas tout en accordant une place centrale à la christologie, ne néglige pas la pneumatologie, et que la distinction entre l’hypostase du Saint-Esprit et son énergie est fondamentale non seulement pour comprendre correctement la théologie (Dieu en Lui-même), mais aussi pour bien la distinguer de l’économie (Dieu dans Ses relations avec le monde),et pour comprendre comment cette économie peut être réellement révélatrice de Dieu et déificatrice pour l’homme, tout en préservant le mystère de l’essence divine et sa suressentielle transcendance.
Mgr Amphiloque est sans aucun doute le premier patrologue a avoir pris conscience de l’importance déterminante de la triadologie pour la compréhension de l’ensemble de la doctrine théologique, anthropologique et spirituelle de saint Grégoire Palamas ; son étude est la première – et reste aujourd’hui la seule – a lui avoir accordé toute l’ampleur qu’elle mérite.
Alors qu’un certain nombre de théologiens catholiques ou protestants se sont attaché à marginaliser Palamas, faisant du « palamisme » une théorie spéciale, innovante, en rupture avec la tradition patristique, Mgr Amphiloque entend montrer au contraire que la structure trinitaire de la pensée du saint, qui détermine aussi son anthropologie et sa doctrine spirituelle, résulte de sa fidélité aux grandes figures patristiques qui l’ont précédé, et que sa conception de l’existence de Dieu, de Ses relations avec le monde et des relations du monde avec Lui, étroitement liée à sa théologie trinitaire, n’est qu’une conséquence et un développement de la théologie orthodoxe antérieure. Selon Mgr Amphiloque, saint Grégoire Palamas est l’un des témoins les plus représentatifs de la continuité vivante de l’ère patristique et, de même qu’il est indissociable des Pères qui l’ont précédé, la théologie orthodoxe est indissociable de lui ; une conception qu’avaient affirmée auparavant de grandes figures de la théologie orthodoxe, comme G. Florovsky, V. Lossky, B. Krivochéine ou D. Staniloae, et qu’ont confirmée depuis les plus grands spécialistes de Palamas (voir Georges Mantzaridis (éd.), « Saint Grégoire Palamas dans l’histoire et aujourd’hui. Actes des colloques scientifiques internationaux d’Athènes et de Limassol », Éditions du monastère de Vatopaidi, Mont-Athos, 2000, 802 p., en grec). Mgr Amphiloque tout en admettant qu’il puisse exister une certaine ressemblance entre la distinction palamite de l’essence et des énergies divines et certains éléments philosophiques du néo-platonisme refuse l’idée, souvent soutenue aujourd’hui, d’une influence directe et fondamentale de celui-ci. Selon lui, le saint adopte une terminologie et des schémas (utilisés aussi par d’autres Pères avant lui) qui viennent de la philosophie « comme un vêtement habillant la vérité biblique et la tradition ecclésiastique » et, selon les paroles du saint lui-même, « la concordance n’est que verbale, la pensée étant bien différente », parce qu’on exprime d’une part « l’intelligence du Christ » et d’autre part « un raisonnement humain ».
Dans l’ensemble de son étude, Mgr Amphiloque n’hésite pas à rompre avec une certaine tradition interprétative dictée par le père Jean Meyendorff et fortement influencée par le courant personnaliste-existentialiste de l’Ecole de
Paris. Alors que Meyendorff, dans sa thèse (« Introduction à l’étude de Grégoire Palamas », Paris, 1959), faisait de Palamas un théologien personnaliste-existentialiste, allant jusqu’à réinterpréter sa triadologie dans les catégories de ce courant philosophique et à prendre ses distances avec des Pères grecs comme Origène, Évagre, Denys l’Aréopagite et même Grégoire de Nysse, qu’il considérait comme dépendants de l’hellénisme platonicien, Mgr Amphiloque replace le docteur hésychaste dans la ligne de la Tradition patristique intégrale et de son esprit authentique.
Sans nier la thèse fondamentale de Meyendorff selon laquelle les adversaires de Palamas (Barlaam, Akindynos et Grégoras) étaient avant tout des humanistes byzantins, héritiers ou restaurateurs de l’hellénisme antique qu’ils avaient recouvert d’un vernis patristique, Mgr Amphiloque étend sa réflexion en amont et montre que cet humanisme, proche de l’humanisme qui s’est développé en Occident à la même époque, est une conséquence logique de la conception de Dieu initiée par Augustin d’Hippone, développée par Thomas d’Aquin et formalisée par la scolastique ; il rejoint ainsi l’interprétation du père Jean Romanidis, mais la rectifie aussi sur certains points. Il montre que, en aval, cette conception de Dieu a suscité le refus de l’homme moderne et a engendré l’athéisme européen du XIXe et du XXe siècles. Alors que Dieu avait déjà été exilé par la théologie latine lorsqu’elle avait élaboré sa conception de la grâce créée, la négation de l’énergie commune de la sainte Trinité par les adversaires de Palamas et la théologie latine dont ils s’inspiraient a abouti d’une part à refouler les hypostases de la Trinité dans le domaine de l’abstraction, et d’autre part à nier la participation réelle (et non simplement intellectuelle et morale) de l’homme à la manifestation de la sainte Trinité. La réduction de l’homme à la nature et à lui-même (faute d’une communication et d’une communion authentiques avec Dieu par le biais de l’énergie divine) a abouti en Occident au naturalisme et à l’humanisme, tandis que la conception d’un Dieu abstrait a fait place dans un premier temps au théisme philosophique, lequel a donné lieu, dans un deuxième temps et par réaction, à l’athéisme, la pensée occidentale se révoltant finalement contre la fausse représentation de Dieu qu’elle s’était forgée.
Mgr Amphiloque souligne que l’antinomie de base qu’affronte et résout Palamas d’une manière orthodoxe (à la différence de ses opposants, tributaires non seulement de l’humanisme, mais de la théologie latine) est celle d’un Dieu à la fois totalement inconnaissable et pleinement participable. L’unique point de départ de Palamas, c’est la présence vivante de la Trinité par le biais de l’Incarnation du Fils et de l’énergie incréée commune des hypostases divines, à laquelle participent les êtres créés. La manifestation et la participation de l’énergie et de la gloire de la Trinité témoignent empiriquement du mystère incompréhensible de l’action du Dieu trinitaire.
La théologie palamite permet en définitive, selon Mgr Amphiloque, de répondre à ce qui manque à l’homme contemporain et à ce à quoi il aspire : retrouver dans le Christ, par l’expérience de l’énergie de la sainte Trinité, une relation concrète, réelle et vivante à Celle-ci, qui lui permette de se dépasser lui-même, de s’unir vraiment à Dieu et d’être réellement déifié.
Ce volume comporte en « bonus » une interview du métropolite Amphiloque réalisée récemment par le P. Jivko Panev, directeur d’Orthodoxie.com et éditeur de ce volume. Le métropolite y évoque divers aspects de son parcours d’étudiant, d’enseignant et d’évêque, et donne quelques aperçus sur sa vision de la situation actuelle de l’Église orthodoxe.