Hiéromoine Euthyme, « Ascètes au milieu du monde », traduit du grec par Marie Davean, introduction de Jean-Claude Larchet, collection « Grands spirituels orthodoxes du XXe siècle », Éditions des Syrtes, Genève, 2021, 394 pages.
Ce livre original propose, rassemblées par le Hiéromoine Euthyme (l’un des pères spirituels du Mont Athos les plus connus actuellement) quarante-trois Vies de chrétiens, pour la plupart laïcs, qui, au XXe siècle, ont mené une existence sainte au milieu du monde. Autrement dit des « saints de tous les jours », pour reprendre le titre d’un best-seller paru chez le même éditeur.
Ils sont de toutes conditions : hommes ou femmes, jeunes ou vieux, célibataires ou mariés, clercs (prêtres de paroisse, évêques) ou – en très grande majorité – laïcs, exerçant des professions diverses, le plus souvent très modestes (bergers, petits agriculteurs, petits artisans – boulangers, coiffeurs… – petits entrepreneurs, petits commerçants, vendeurs, femmes au foyer…). Ils ont vécu dans le monde grec – la Cappadoce et le Pont (avant le drame de l’expulsion de Turquie de la population chrétienne), la Géorgie et la Russie (où ils ont été exilés après ce drame), la Grèce continentale, Chypre, la Crète, les Îles…
Les premiers sont nés dans les deux dernières décennies du xixe siècle, les derniers ont quitté ce monde dans la première décennie du xxie siècle. La plupart d’entre eux sont donc nos contemporains.
Leur vie, fait place à une ascèse étonnamment rigoureuse, non seulement celle du jeûne et des veilles, mais de la patience dans les épreuves. Elle est remplie de prière et de vie liturgique. Elle rayonne dans leur milieu social par l’amour qu’elle diffuse. Cet amour se manifeste non seulement par de bonnes paroles et de bons sentiments, mais encore par une aide concrète, généreuse jusqu’au sacrifice complet de soi, apportée au prochain dans ses diverses difficultés. La plupart de ces personnes ont été affligées par de lourdes peines dues aux guerres, à l’exil, aux décès prématurés de leurs enfants et de leurs proches, aux maladies, et à la pauvreté, voire à la misère. Tout cela n’a fait que développer et renforcer leur compassion à l’égard des autres et leur charité : tous donnent à ceux qui sont dans le besoin le peu qu’ils ont, quitte à se priver du strict nécessaire.
Ces personnalités sont très différentes, mais sont unies par une même foi profonde en Dieu, par une espérance sans faille en Sa Providence, et par « un même esprit et un même cœur » (Ac 4, 32). Elles témoignent que non seulement une vie spirituelle approfondie peut être menée de manière constante au milieu du monde, mais que l’idéal de la sainteté peut y être atteint, que le commandement du Christ « Soyez parfaits comme votre Père est parfait » (Mt 5, 48) peut y être accompli.
Ces saints n’ont pas été officiellement reconnus comme tels par l’Église et ne figurent pas dans son calendrier et dans ses Ménées, et il en est de même pour des centaines de milliers de fidèles qui ont vécu l’Évangile dans la perfection depuis les débuts du christianisme jusqu’à nos jours. Il faut bien reconnaître que dans ses canonisations, en dehors des martyrs, l’Église a privilégié les hiérarques et les moines, et a largement ignoré les moniales, et plus encore les laïcs, hommes et surtout femmes. C’est une vraie injustice, même si l’on sait que la reconnaissance de leur sainteté par Dieu est bien plus importante que sa reconnaissance par les hommes, et si l’on a la certitude qu’ils ont rejoint dans le Royaume des cieux le chœur des saints que l’Église commémore.
Cet ouvrage répare cette injustice (même si ce n’est que partiellement puisque de nombreuses autres vies de « saints de tous les jours » pourraient être ajoutées à celles qui sont présentées ici). Aussi nous considérons que cette publication est importante dans cette collection « Grands spirituels orthodoxes du xxe siècle ». Les saints moines, surtout ceux du Mont Athos, paraissent vivre dans un monde différent, dans des conditions qui n’ont rien de commun avec celles de notre environnement ordinaire ; par rapport à celui-ci, ils sont un peu comme des « martiens ». Les saints de tous les jours présentés dans ce livre, sont certes à certains égards différents de nous, d’une part parce qu’ils vivent dans un monde qui est encore régi, globalement, par les valeurs de christianisme (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, même dans les pays traditionnellement orthodoxes), et d’autre part parce qu’ils vivent dans un milieu très pauvre économiquement, où les personnes ne bénéficient pas de l’aide des institutions sociales (sécurité sociale, allocations familiales, caisses de retraite…) lorsqu’elles sont sans travail, infirmes, malades ou âgées, et ne peuvent compter que sur la solidarité de leurs proches ou de leurs voisins, ce qui explique sans aucun doute le sens aigu du partage et l’abondance des aumônes qui se rencontrent ici. Mais tout ne se résume pas en termes économiques ou sociaux, et l’on voit comment les différents protagonistes des récits rassemblés ici sont confrontés aussi et surtout à des problèmes qui restent aujourd’hui récurrents, et qui concernent la façon dont on doit et peut accomplir, dans la vie ordinaire de ce monde, les commandements de l’Évangile – mener une vie conjugale et familiale harmonieuse, être en paix avec son prochain, être charitable envers tous, être patient dans les épreuves, prier abondamment et même continuellement, suivre assidûment le rythme des services liturgiques, mener une vie sobre par le jeûne et le détachement vis-à-vis des nourritures et des biens matériels…
Toutes ces vies nous montrent comment des laïcs ont pu parvenir à des sommets de la vie spirituelle – beaucoup d’entre eux ont eu des visions du Christ, de la Mère de Dieu et des saints, plusieurs ont vu la Lumière incréée et ont été enveloppés par elle, tous ont été dotés de charismes, notamment ceux de prophétiser ou de faire des miracles…
La plupart de ces laïcs sont devenus des pères ou des mères spirituels pour leur entourage, pour leur village, pour leur région, et ont parfois même amené à eux des personnes venues de tout leur pays, y compris des prêtres, des moines ou des évêques qui ont été attirés par le rayonnement de la grâce qui les habitait.
On ressent aussi cette grâce à la lecture de ces pages, dont on sort enrichi et par lesquelles on est conforté dans la foi que, en ce monde, la sainteté est un idéal accessible à tous.
(Extrait de l’introduction)