Nous vous proposons de lire la réaction du diacre André Kouraïev sur sa page LiveJournal à la publication d’ une déclaration, en date du 13 mars, de théologiens et de personnalités orthodoxes qui proposent une analyse du concept de « Monde russe » (Russkii mir). Le diacre André Kouraïev est un théologien et missionnaire orthodoxe russe, connu pour son franc-parler et ses positions critiques envers l’Église orthodoxe russe.
« Une « Déclaration sur la doctrine du monde russe » est parue.
Je laisserai de côté ce qu’on y dit sur la guerre ukrainienne et l’utilisation politique et religieuse du terme absolument pacifique et laïc du « monde russe ». Pourquoi argumenter avec l’évidence : les frontières étatiques ne coïncident presque jamais avec les frontières culturelles ! Dans le domaine de l’attraction d’une culture, des gens appartenant à une même culture peuvent vivre dans différents pays (l’Autriche et l’Allemagne, par exemple), tandis que dans un seul pays peuvent vivre des gens de différentes cultures. Aussi, le terme « monde turc » ou « monde russe » ont absolument le droit à l’existence. Or, ils peuvent être remplis de contenus très différents. Et il faut remarquer que le patriarche Cyrille, malgré tout, est loin de placer dans ce concept les pires sens possibles. Il n’a jamais dit que le symbole du monde russe était le char T34 ou la « Tsar bomba ». Du fait que la déclaration se présente comme un texte théologique, je le lis dans ce contexte. Et que vois-je ? « Nous rejetons l’hérésie du monde russe ». En quoi réside précisément cette hérésie, quels dogmes de l’Église cette théorie contredit-elle, qu’est-ce que les auteurs de la lettre ont oublié de dire ?
Qu’est-ce que l’hérésie de l’ethno-phylétisme ?
Premièrement, il n’est pas évident que l’ethno-phylétisme soit une hérésie. Par ce mot, au XIXème siècle, les Grecs ont stigmatisé un mode d’organisation de la vie ecclésiale qui ne leur convenait pas. C’est précisément les nationalistes phanariotes qui ont appelé cela dans leurs buts intéressés, protestant contre le souhait absolument légitime des Bulgares d’avoir leurs propres évêques. Au Concile de Constantinople de 1858, les représentants bulgares ont présenté les exigences suivantes : 1) l’élection des hiérarques dans les diocèses, sur place, 2) la connaissance par les hiérarques de la langue de la population où ils exerceront leur ministère, 3) l’établissement de leur salaire. Les Grecs ont rejeté ces exigences pleinement justifiées. C’est alors que les Bulgares, à l’aide des autorités turques, ont créé leur propre structure ecclésiale. En réponse, le concile de Constantinople de 1872 a condamné leur « ethno-phylétisme ».
Ce concile et sa définition n’ont pas reçu l’approbation des Églises russe et serbe (et bien sûr, bulgare). Le patriarche de Jérusalem Cyrille a refusé de signer les protocoles.
La décision de ce concile dispose : « Nous réprouvons, nous blâmons et nous condamnons les divisions phylétiques, les querelles, les rivalités et les divisions ethniques dans l’Église du Christ, comme opposées à l’enseignement évangélique et aux saints canons de nos bienheureux pères, qui sont l’appui de la sainte Eglise et qui maintiennent l’ordre dans la communauté chrétienne et la dirigent dans la voie de la vraie piété.
Conformément aux saints canons, nous déclarons étrangers à l’Église, une, sainte, catholique et apostolique, et réellement schismatiques, tous ceux qui sont partisans de ce phylétisme et qui veulent fonder sur ce principe des rassemblements phylétiques jusqu’ici inconnus ». Il est plus simple d’appliquer cette formule à la condamnation des « autocéphalistes » ukrainien, qu’au patriarcat de Moscou multilingue. En fait, les propagandistes du « monde russe » ont fait précisément cela : ils ont qualifié l’idée de l’autocéphalie ukrainienne d’ethno-phylétisme. Historiquement, la formulation [du Concile de 1872, ndt] est très inexacte. « Les rassemblements phylétiques », dans l’organisation ecclésiale n’ont jamais été « inconnus ».
Dans l’histoire byzantine, il y a eu l’expérience de la création « d’un diocèse pour les barbares » qui ont réalisé leurs activités sur les territoires de l’empire où il y avait des diocèses habituels pour la population romanisée (cf. https://diak-kuraev.livejournal.com/1749593.html). Mais le principal : où y a-t-il ici une hérésie ? En quoi le souhait des gens d’avoir des offices dans leur langue maternelle et d’avoir des pasteurs issus de leurs familles, contredit la foi dans la Trinité et dans le Christ ? Dans les églises orthodoxes locales, il y a aujourd’hui aussi des évêques extraterritoriaux. Par exemple, les aumôniers militaires, dont la juridiction s’exerce sur les unités militaires dans les différents diocèses du pays. Il est tout à fait possible, par exemple dans les relations entre les Églises serbe et roumaine [Dans la partie du Banat faisant partie de la Serbie, les communautés roumaines ont leur propre évêque, dépendant du Patriarcat de Roumanie, tandis que dans le Banat roumain, les communautés serbes ont leur propre évêque, qui dépend du Patriarcat de Serbie, ndt] qu’il y ait des accords selon lesquels un évêque d’une Église prenne charge de sa diaspora dans une région définie du pays d’un autre patriarcat.
Enfin, il faut mentionner que « le rassemblement phylétiste » [i.e. l’Église bulgare], en fin de compte (presque un siècle après), a été reconnu par le Phanar. Les hérésies ne sont pas reconnues au fil du temps. Et cela signifie que la qualification « d’hérésie » appliquée à l’organisation ecclésiale bulgare créée par elle-même (un « schisme »), est sans fondement.
Les nécessités de la polémique exigent toujours de placer l’opposant devant le mur des fusillés. C’est ainsi que les apologètes du Patriarcat moscovite accusent d’hérésie le patriarche Bartholomée. Précédemment, ils s’efforçaient de trouver une hérésie dans le mouvement de l’autocéphalie ukrainienne. Et plus tôt encore, les Grecs s’y exerçaient eux-mêmes. Оr, tous les canons distinguent clairement les hérétiques des schismatiques (et, ce qui est moins clair, les schismatiques des « assemblées autoproclamées »).
En 2015, le patriarche de Constantinople Bartholomée, pendant la synaxe ordinaire pour la préparation du Concile panorthodoxe, a proposé une nouvelle définition de l’ethno-phylétisme, radicalement différente de la formule du concile de 1872 : « L’hérésie de l’ethno-phylétisme transforme l’Église en servante des ambitions politiques de l’État ». Pourquoi le mot compréhensible de servilisme est-il remplacé par un autre ? Mais c’est une constante de l’histoire ecclésiastique et de la politique. Si l’État relève l’existence de l’Église orthodoxe dans le domaine de ses intérêts, il s’avère finalement que cette dernière devient « la servante des ambitions politiques de l’État ». Ainsi en était-il à Byzance et dans l’empire ottoman et après dans toutes les circonstances et tous les patriarcats. Il y a une exception : lorsque la communauté orthodoxe dans un certain pays est si petite qu’elle se trouve sous le niveau de la visibilité sociologique et politique. Là, comme on le dit : « Si vous êtes encore en liberté, ce n’est pas votre mérite, mais notre carence ».
La situation est aussi concevable, lorsque l’Etat et la société (non-orthodoxes) prennent très au sérieux leur propre laïcité et veillent strictement à ce que ses organes n’introduisent rien de religieux dans l’exercice de leur fonction publique. Mais dans ce cas, la fameuse « foi pure de la politique » est le mérite non de l’Église locale et de ses dirigeants, mais de l’État lui-même. Les auteurs de la Déclaration présument que « l’organisation de l’Église sur le principe national » est hérétique. Ce faisant, ils ont à nouveau oublié de préciser le sens d’un terme, ici du terme « national ». Ce qui est très étrange : dans la langue politique européenne actuelle (et la déclaration est signée par des théologiens européens), « national » ne signifie pas du tout « ethnique ». Ce terme désigne la citoyenneté et le territoire. Et dans ce sens, toutes les Églises orthodoxes locales sont « nationales ».
Dans le tomos d’autocéphalie de l’Église orthodoxe d’Ukraine, cela est même ouvertement souligné : elle n’a pas le droit d’agir au-delà des frontières de l’État ukrainien. En ce qui concerne le patriarcat moscovite, il n’a justement jamais proclamé le principe ethnique de son organisation mais, au contraire, l’a nié (à nouveau au profit de la polémique avec les autocéphalies nationales). Parmi la centaine d’évêques de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, il semble qu’il y ait en tout deux Russes « ethniques » (Agathange d’Odessa et Jonathan de Tulchyn). Parmi les huit évêques moldaves, seul un d’entre eux est russe.
En général, dans cette Déclaration « d’un christianisme élevé et pur », il y a trop de phrases avec des tournures telles que « nous condamnons… nous réprouvons ». En général, la Déclaration ressemble à pamphlet très partisan, et non à un texte théologique. Particulièrement en ce qui concerne l’appel désormais si importun et à la mode “vous avez le devoir de condamner publiquement et de vous rendre à un meeting”.
Un rappel aux nouveaux venus : j’ai condamné cette guerre agressive [contre l’Ukraine, ndt] déjà avant son commencement et je le fais de façon non anonyme et quotidiennement, en restant vivre à Moscou. »