Bien que, depuis l’époque des Pères de l’Église, la loi du lévirat ait été considérée comme une solution de consensus au problème des deux généalogies de Jésus dans l’Évangile, une autre hypothèse concernant la généalogie de Jésus a été avancée au cours des derniers siècles.
Il s’agit de l’idée selon laquelle l’évangéliste Luc rapporte la généalogie de Marie et non celle de Joseph. Formulée pour la première fois par l’historien humaniste Annius de Viterbe (1432-1505), cette hypothèse a suscité une large adhésion et a été adoptée par un grand nombre de spécialistes.
Selon cette hypothèse, Héli, mentionné par Luc immédiatement après Joseph, n’était pas le père de Joseph, mais le père de Marie, ce qui signifie que tous les noms suivants constitueraient donc la généalogie de Marie et non celle de Joseph.
L’hypothèse d’Annius permet de résoudre, avec plus d’élégance que ne le fait la loi du lévirat, l’énigme apparemment insoluble des deux généalogies.
Certains estiment que la forme sous laquelle est exposée la généalogie chez Luc apporte une confirmation indirecte à cette hypothèse.
La liste des noms commence ainsi: «Jésus avait environ trente ans lorsqu’il commença son ministère, étant, comme on le croyait, fils de Joseph, fils d’Héli» (Lc 3, 23). En utilisant l’expression «comme on le croyait», Luc semble se prémunir contre d’éventuelles accusations d’inexactitude.
De plus, dans le texte grec de l’Évangile de Luc, le nom de Joseph dans la généalogie n’est pas précédé de l’article τοῦ, alors que tous les autres noms propres sont accompagnés de cet article défini. Cela pourrait indiquer que Joseph, en tant que père adoptif de Jésus, est délibérément mis en opposition avec les ancêtres véritables de Jésus, qui seraient issus de la lignée maternelle.
Dans ce cas, le sens du texte pourrait être le suivant: Jésus était, comme on le croyait, fils de Joseph, mais en réalité, il était le descendant d’Héli et des autres personnes mentionnées, ancêtres de Marie.
Dimension universelle de la généalogie de Luc
Un autre élément majeur qui distingue la généalogie de Luc de celle de Matthieu est que Luc la fait remonter non pas jusqu’à Abraham, mais jusqu’à Adam et à Dieu.
Ce faisant, Luc, qui destinait son Évangile non pas aux Juifs, mais aux païens, souligne le caractère universel de la mission de Jésus: il est le Fils non seulement d’Abraham et de David, mais avant tout d’Adam et de Dieu ( cf. Lc 3, 38).
L’expression «Fils d’Adam» est presque équivalente à l’expression maintes fois utilisée par Jésus lui-même «Fils de l’homme», car Adam, dans la tradition vétérotestamentaire, était considéré comme le premier homme et le symbole de l’humanité tout entière.
L’expression «Fils de Dieu» souligne que, tout en étant inscrit dans une lignée humaine précise, et par conséquent, étant un homme à part entière, Jésus était également Dieu.
Dans ce sens, tandis que la version de Matthieu souligne la parenté entre Jésus et ses frères selon la chair, c’est-à-dire les représentants du peuple d’Israël, nous trouvons chez Luc une approche plus universelle.
Cependant, au-delà des différences d’éclairage, les deux évangélistes reconnaissent l’un comme l’autre, sans équivoque, Jésus comme Fils de l’homme et Fils de Dieu, et considèrent tous deux sa venue au monde comme un événement touchant aussi bien le peuple juif élu que l’humanité tout entière.
«Fils d’Adam», le redempteur de l’humanité
En effet, pour les Pères de l’Église, l’importance des généalogies figurant dans les deux Évangiles est davantage théologique qu’historique. Les auteurs paléochrétiens considéraient la généalogie de Jésus comme un lien direct avec l’enseignement de la rédemption de l’humanité par Jésus en tant que Dieu et Sauveur.
Au 4e siècle, Jean Chrysostome disait à ce sujet :
«Lors donc que vous entendez de si grandes choses, élevez votre esprit et ne concevez rien de bas, que votre admiration redouble en voyant le vrai et unique Fils du Père, souffrir d’être appelé fils de David, pour vous rendre enfant de Dieu, et ne refusez pas d’avoir pour père Dieu, afin que vous qui étiez esclave, ayez Dieu pour père. Voyez combien cet Évangile, c’est-à-dire, cette bonne nouvelle qu’on nous annonce est admirable dès l’entrée. Si vous doutez de la gloire qui vous est promise, soyez-en persuadé par l’humiliation de Jésus-Christ. Car la raison de l’homme a bien plus de peine à comprendre qu’un Dieu soit devenu homme, qu’à expliquer qu’un homme puisse devenir enfant de Dieu. Lors donc que vous entendez dire que le Fils de Dieu est aussi fils de David et d’Abraham, ne doutez plus que vous, qui êtes enfant d’Adam, vous ne soyez aussi enfant de Dieu.»
Jean Chrysostome, Commentaire sur l’Évangile selon Saint Matthieu 2, 2 (PG 57, 25-26)
Ces mots contiennent la réponse aux lecteurs du Nouveau Testament qui se demandent dans quel but les deux évangélistes ont inclus la généalogie de Jésus dans leurs récits.
Chaque être humain a sa généalogie, qui le fait remonter à des ancêtres lointains et, à travers eux, jusqu’à l’ancêtre de tous les hommes, Adam. En ce sens, tous les êtres humains sont parents entre eux, et l’humanité entière est une seule et même famille.
Telle est perçue l’espèce humaine dans le christianisme. En s’inscrivant lui-même dans la généalogie des hommes, Dieu incarné est devenu un membre à part entière de l’espèce humaine, et les hommes, pour reprendre les paroles de Syméon le nouveau Théologien (11e siècle) «sont devenus frères et ses parents selon la chair».
Cet article fait partie de la série basée sur les six volumes de “Jésus-Christ. Vie et Enseignement” par le métropolite Hilarion Alfeyev, disponible tous les vendredis sur cette page. Pour obtenir votre exemplaire du premier volume, “Début de l’Évangile”, visitez le site des Éditions des Syrtes.