Suite à la reprise sur notre site d’un article de Bernard Le Caro publié par Orthodoxologie, Jean-François Colosimo nous a adressé ses réflexions sous forme d’une lettre ouverte que nous reproduisons ci-dessous dans son intégralité.
« Chères sœurs et chers frères en Christ,
« Qu’est-ce que la vérité ? » soupire Ponce-Pilate avant d’abandonner le Christ à ses bourreaux. En refusant de trancher entre la justice et l’injustice, celui qui se trouve à devoir juger se retrouve condamné. Son illusoire neutralité à l’instant crucial lui fera ruminer à jamais sa faute fatale. Celle d’avoir pensé que choisir était compliqué, que la situation était complexe, qu’il y avait des questions irrésolues, des contradictions insurmontables, qu’il était difficile de statuer. Que rien n’était clair et que tout était brouillé. Comme si la distinction entre le mensonge de Satan et la vérité de Dieu n’était pas évidente lorsque vient l’heure de séparer « le grain de l’ivraie ». A aucun moment, la Providence ne nous égare en nous faisant confondre le bon et le mauvais. Depuis toujours, il n’est qu’un seul truqueur, l’adversaire de l’humanité. Raison pour laquelle Jean, l’apôtre bien-aimé au pied de la Croix, nous exhorte à ne pas nous conduire en « petits-enfants idolâtres » qui se laisseraient « séduire » par le « meurtrier depuis l’origine ».
« La vérité de l’Église se tient dans le Peuple de Dieu » nous rappellent, plus près de nous, les Patriarches orientaux dans leur réponse encyclique à la proclamation par le Vatican, en 1872, de l’infaillibilité pontificale. Les dogmes, les sacrements, les hiérarchies n’existent pas sans l’assemblée sacerdotale des baptisés. Et il n’est d’autorité réelle qu’inspirée par l’Esprit Saint. Ce qui n’empêche pas certains d’entre nous de se montrer plus papistes que la papauté. Et d’idolâtrer, sans discernement, leur abandonnant tout contre-pouvoir, soutanes, mitres et crosses. Or la chronique chrétienne, y compris latine, abonde en exemples de primats déposés pour hérésie, schisme, immoralité ou tout simplement incompétence. Seule notre ignorance de l’histoire, où se joue pourtant notre foi en l’Incarnation, peut expliquer l’exaltation des institutions qui réapparaît à chaque crise grave. Mais les cléricolâtres se révèlent doublement des « rejetons du diable » quand ils travestissent l’ultime Bien en Mal extrême.
Aujourd’hui, nous assistons sidérés à la guerre inique, fratricide et criminelle que subit l’Ukraine, soumise à l’ordalie que poursuit le despote Vladimir Poutine depuis son palais du Kremlin et que bénit le pontife Vladimir Goundiaïev depuis son palais du Danilov. C’est de l’ambon que Kirill, patriarche de Moscou en titre pour le déshonneur du titre, maquille le déluge de fer et de feu, la destruction des villes et la déportation des gens, le règne déchaîné de la force et de la cruauté qui étreint un pays et un peuple, en un « combat métaphysique contre les forces maléfiques ». La vérité est qu’une telle posture est une totale imposture. Le mensonge est d’y prêter la moindre circonstance atténuante.
Aujourd’hui, face à l’abyssale tragédie qui se déroule en ces terres d’orthodoxie qui n’ont cessé d’être des « terres de sang » au cours du terrible XXe siècle, c’est de partout au sein du patriarcat de Moscou que montent des voix protestataires dénonçant Kirill. Ce sont ses évêques de Simferopol à Vilnius qui se détournent de lui, ses prêtres et ses fidèles de Soumy à Vladivostok, d’Amsterdam à Madrid, qui pétitionnent contre lui, ses théologiens de Saint-Pétersbourg à New York qui s’insurgent contre lui.
Aujourd’hui, il est toutefois des nôtres, orthodoxes en France et de France, qui fuient la décision à laquelle les oblige la guerre d’Ukraine. Et c’est un malheur pour eux, mais aussi pour nous toutes, pour nous tous. Et pour le témoignage de l’orthodoxie française.
Je ne parle pas ici des aveugles-nés, heureux de l’être et satisfaits de le demeurer. Qui confondent communion ecclésiale et identité patrimoniale. Ou, pire, qui calculent bénéfices matériels et avantages honorifiques. Ou, pire encore, qui se sont convertis à l’orthodoxie pour la subvertir, ne prétendent l’aimer que pour mieux haïr l’Occident et cannibaliser la Bonne Nouvelle à grands coups de leurs obsessions paranoïdes et de leurs délires complotistes. Ceux-là, qu’ils aient la décence de se faire oublier. Au moins par respect pour les cadavres de civils innocents qui s’entassent à Marioupol, la « ville de Marie, Mère du Sauveur ».
Non, je parle ici des femmes et des hommes de bonne foi qui se sentent mal, mais préfèrent s’abstenir et croient avec sincérité que leur sentiment douloureux suffira à les justifier. C’est à eux que je m’adresse et, en premier lieu, à vous, les orthodoxes français qui vivez dans le giron de Moscou et qui éprouvez désormais les mêmes affres que le procurateur romain sans oser le courage que vous réclament les patriarches orientaux. Or, si vous êtes affligés comme je pense que pour beaucoup vous l’êtes, ne laissez pas de surcroît votre mutisme vous accabler.
Pénible est votre embarras, c’est certain, quelle que soit l’« Église russe » à laquelle vous déclarez appartenir, que vous releviez de l’une ou de l’autre des trois branches nées dans l’émigration après la Révolution de 1917 et longtemps hostiles entre elles : l’Exarchat patriarcal, le Synode hors-frontières, l’Archevêché d’Europe occidentale. Kirill ayant su adroitement, au cours des années 2000, rattacher à sa tiare les deux dernières, historiquement réfractaires, l’inconfort est désormais pleinement partagé entre vous et c’est bien au même désarroi que se résume la vaine promesse de votre « communion » retrouvée. De même qu’il ne subsiste que de l’amertume, quand ce ne sont des larmes, de vos prétendues « autonomies ». Les oukases de papier ne peuvent même pas servir de linceuls aux enfants assassinés. Votre peine se fera désormais toujours plus aiguë car vous pourrez toujours moins ignorer que votre radieuse réunification « russe » vire à l’obscur tombeau sans jour d’après. Qu’elle n’aura eu pour but et n’a pour effet que de vous transformer en instruments d’influence au service d’un projet mondain d’hégémonie.
Comprenons-nous bien : je n’entends pas vous fustiger car, je le sais, dans nombre de vos cœurs, les mirages de la fidélité, de la nostalgie, de la grandeur, de la pérennisation dont on vous a couverts tournent désormais au cauchemar de la soumission. Car, vous ne le nierez pas pour la plupart, la preuve de l’erreur spirituelle qu’il vous faut pathétiquement porter, la terrible actualité de la ruine de l’Ukraine vous l’apporte jour après jour. Mais il y a loin, comme le dit l’antique proverbe, de la coupe aux lèvres et j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends rien de vraiment convaincant. Ou, plutôt, guère de pures vérités. Parfois me parviennent enfin, comme à vous, des mots bienvenus quoique le plus souvent tardifs et auxquels font défaut les actes qu’ils convoqueraient s’ils ne visaient pas à temporiser.
Où en êtes-vous, en vérité ? Quoique diversement, vous voilà tous, vous qui vous êtes rendus à Moscou, piégés par Moscou. Vous voilà ligotés. Muselés. Immobilisés. Dans l’impasse. Au point, par mille contorsions, de tâcher désespérément de vous rassurer, en secret, en dissertant avec vous-même, dans votre for intérieur, sur pourquoi et comment vous avez pu en arriver là. A être impliqués dans une telle trahison, parce que c’est le mot, de l’Évangile. Prenez garde cependant à sortir de votre monologue avant que le scandale que Kirill jette à la face de la conscience chrétienne universelle et de l’opinion planétaire ne soit « crié sur les toits ». Or, c’est déjà le cas.
Où en est l’Exarchat ? Il se claquemure dans sa forteresse diplomatique du quai Branly et maintient un assourdissant silence sans doute pour n’avoir plus à afficher des déclarations humiliante pour le simple bon sens mais dictées d’en haut. Quant aux demandes d’éclaircissement que certaines des paroisses patriarcales ont envoyées à Kirill en signe de réprobation muette, elle sont à ce jour restées sans réponse et, plus que probablement, sont appelées à demeurer des lettres mortes. Je me permets donc de livrer à leurs rédacteurs le message vivant de la Tradition : s’il était loisible par le passé de se montrer à tout prix solidaire de l’Église persécutée, on se doit à présent de quitter à n’importe quel prix l’Église persécutrice.
Où en est le Synode hors-frontières ? Il peine à concéder qu’il souscrit et ne souscrit pas au conflit tel qu’il est défini par le Kremlin. Sur le mode piétiste qui le caractérise, il se garde néanmoins de le dénoncer. Ce qu’illustre la déclaration officielle qu’ont livrée à la presse ses évêques d’Europe, « regrettant et condamnant » au préalable et comme attendu la guerre. Pas un seul argument ne manque cependant à l’appel : la réécriture biaisée de l’histoire célébrant le « baptême de la Russie », la dénonciation polémique de la « partialité des médias occidentaux », le souhait surréaliste de voir par miracle « s’apaiser les cœurs dans les pays [sic] d’Ukraine », la fiction géopolitique du « monde russe » incluant bien entendu la Bélarus. Sauf qu’une prière pour l’Ukraine, sommes-nous prévenus, sera insérée dans la divine liturgie là où avait été jadis inscrite une supplication pour la « libération des peuples » captifs du « pouvoir de l’athéisme ».
En dépit du ralliement à un même messianisme impérial, se creuse ainsi l’écart sur la mémoire des martyrs du communisme. Ce décalage deviendra intolérable pour le Synode hors-frontières lorsqu’il réalisera que l’actuel patriarcat de Moscou relève en fait d’une idéologie néo-totalitaire et consiste en une résurgence soviétisante. En fait, la déchirure est déjà en route dans les milieux synodaux, pourtant si volontiers conservateurs. Lentement, mais sûrement, vous, ses prêtres et fidèles à l’intelligence prise d’inquiétude, commencez à distinguer entre patriotisme lucide et nationalisme mortifère. Et caïnite. Encore un effort, vous dis-je fraternellement, pour ne pas finir absurdement rangés parmi les camarades et autres idiots utiles du remake poutinien de l’ex-URSS !
Où en est l’Archevêché d’Europe occidentale ? C’est consternant à dire, mais il faut l’admettre, il connaît la gueule de bois qui assombrit les petits matins d’ivresse. Pour se survivre, pour ne pas devenir le vicariat auquel le destinait sa réalité résiduelle, pour persévérer seul et fier de l’être dans son inexorable agonie conditionnée par son singulier acte de naissance qui le rendait forcément transitoire (oui, cela aussi il faut l’entendre mes sœurs et frères, surtout au regard de l’implosion qui, plus que jamais, vous menace), et le tout au lieu de préserver l’essentiel de son héritage de liberté dans un juste cadre afin de pouvoir transmettre son message d’émancipation, il s’est vendu à ce contre quoi il avait toujours, avec tant d’honneur, combattu. Quel pitoyable spectacle ce fut de voir les défenseurs naguère acharnés de la cathédrale de Nice se faire décorer de croix empierrées sous les ors des basiliques de Moscou en tribut de leur molle reddition.
Qu’est-ce qui m’autorise à me prononcer de la sorte ? J’ai consacré trente ans de ma vie à enseigner à l’Institut Saint-Serge, quatre ans à le présider en une période difficile où il s’agissait, ni plus ni moins, de sauvegarder son existence. En janvier 2019, j’ai démissionné de toutes mes fonctions, ne pouvant me résoudre à suivre la pente négative qu’étaient résolus à prendre mes chers collègues, prêts à épouser la dérive de l’Archevêché qui lui-même se déroutait de sa vocation. La manière dont ils acceptaient ou feignaient d’accepter de s’abuser, de se berner, de se dénaturer et à terme, inévitablement, de se renier ne laissait pas de me stupéfier mais ne me laissait pas, non plus, d’autre choix que de partir. Un capitaine de marine a le devoir de rester à bord et de couler avec le navire sauf si l’équipage, chauffé par l’armateur, s’entête à le naufrager.
Ce fut pour moi une amputation. Mais primordiale. Quoique mal comprise en vertu d’une surdité arrangeante. Il me fallut redonner l’explication de ma décision à l’ami Michel Stavrou lorsqu’il estima judicieux de m’inviter, près de trois ans plus tard, à un colloque sur les chrétiens d’Orient. Commençant par noter, dans ma réponse du 3 juin 2021, l’appartenance de Saint-Serge à l’Archevêché d’Europe occidentale et de l’Archevêché au patriarcat de Moscou, je commentais : « Quel que soit le droit vers lequel on se tourne, d’Église ou d’État, ce lien de subordination est incontestable. Quelles que soient les raisons que l’on donne pour l’argumenter, quels que soient les effets qu’il entraîne ou pas à court, moyen et long terme, quelles que soient les façons dont ceux qui y adhèrent s’en justifient, cet acte d’allégeance est objectif. Mais à qui et à quoi à la fin des fins et ce, qu’on le veuille ou non ? A un système d’oppression dont la presse nous dit chaque jour ce qu’il est et que ledit patriarcat non seulement n’a jamais contesté mais légitime. Exagéré ? Il faut le dire aux prêtres déposés et aux opposants embastillés pour avoir tout simplement refusé le mensonge. C’est une chose que l’institution ecclésiale rencontre la corruption du siècle, c’est autre chose qu’elle consente à cette même corruption en la bénissant ».
Cette prédiction sur l’inéluctable faillite morale de l’Institut et de l’Archevêché, dès lors qu’ils avaient liés leur sort à Moscou, ne provenait d’aucune grâce particulière. Elle découlait du sens commun qui manque trop souvent aux clercs de métier et aux théologiens de profession. Le probable s’est avéré certain, et le prévisible manifeste, encore plus rapidement que je ne pouvais m’y attendre. Je n’en retire aucune jouissance mais j’en escompte de votre part, mes chers anciens collègues, quelque repentance. Pas à mon égard. Au regard de la vérité que vous devez aux étudiantes et aux étudiants dont vous voulez les maîtres.
Il serait faux d’affirmer que ce mouvement de repentir n’est pas amorcé. Par la voix de Mgr Jean Renneteau, clerc au parcours hasardeusement aléatoire mais résonnant à l’occasion de réminiscences de son éducation républicaine et sa longue accointance constantinopolitaine, l’Archevêché s’est peu à peu adapté à la réalité, accumulant les déclarations où s’est imposée la vérité des faits. Il ne la fait que très progressivement et, visiblement, au prix de rudes débats internes. Tant mieux, mais insuffisant. Car la vérité des canons, à ce jour, reste en suspens. A preuve la lettre au clergé de l’Archevêché, en date du 17 mars 2022, du même Jean, métropolite de Doubna, donc hiérarque du patriarcat de Moscou, dans laquelle il écrit textuellement : « Je propose à chaque prêtre de choisir en fonction des sentiments des paroissiens qu’il connait, et pour préserver la paix et l’unité, de commémorer ou non le patriarche Kirill ». L’histoire retiendra peut-être que la rue Daru et la rue de Crimée ont jetés les derniers feux de leur créativité jadis féconde en inventant l’appartenance ecclésiale de type variable et occasionnel sur critère subjectif et selon opportunité pratique.
Résumons. En France et en Europe, sauf les irréductibles, les clercs et fidèles moscovites qui n’ont pas encore quitté Moscou, tardent à le faire, mais finiront par s’y résigner, tendent à reconnaître que la Russie de Poutine a agressé l’Ukraine, que la guerre est condamnable, que les déclarations de Kirill en sa faveur sont inadmissibles et qu’en conséquence… il se pourrait bien qu’ils omettent de faire mémoire de celui qui demeure leur primat dans l’acte eucharistique. Ce qui revient, et je suis désolé de devoir le souligner, à penser que l’on puisse se laver les mains du sang des victimes en les essuyant discrètement sur la nappe de l’autel avant d’élever, devant le Peuple de Dieu, le calice de l’unique sacrifice non-sanglant offert pour « la vie de la multitude ».
Une telle position, qui transite entre insensibilité inconsciente et amnésie volontaire, qu’elle s’accompagne ou non de contrition, est proprement insoutenable et ne saurait être soutenue par quiconque se veut « en vérité » le disciple du Crucifié du Golgotha. Ce à quoi ne sauraient déroger, par ailleurs, les clercs et fidèles des autres juridictions orthodoxes établies en France.
Que faire ? Contrairement à la réputation dont désireraient me lester certains contempteurs, je n’ai jamais été un « partisan » de Constantinople, n’étant pas un adepte des tribalismes qu’affectionnent ces mêmes diviseurs, mais je me suis toujours su, comme vous tous l’êtes mes sœurs et mes frères en Christ, un enfant de l’Église-mère. En la personne du patriarche Bartholomée et par sa décision prophétique d’accorder l’autocéphalie à l’Ukraine (pour mille raisons dont la bonne, l’économie du salut), le Trône œcuménique a une fois de plus montré qu’il accomplissait sa diaconie au service du Plérôme. Et il est de sage tradition pour nous, orthodoxes, de nous tourner vers lui afin de recueillir son conseil multiséculaire. Particulièrement lorsque l’on se sent mal. Et ce, non sans raison.
Jean-François Colosimo
En la veille du Dimanche de Marie d’Égypte, la prostituée pénitente, Grand Carême 2022. »