Le 1er décembre 2021, à Moscou, débutait la Ve conférence nationale sur le thème « La théologie dans l’environnement universitaire : la théorie, l’histoire et la pratique interreligieuse et interculturelle du dialogue face aux défis globaux », avec la participation d’intervenants étrangers. Cette conférence a lieu avec la bénédiction de Sa Sainteté le patriarche Cyrille de Moscou et de toutes les Russies, du 1e au 2 décembre sur la base de plusieurs universités moscovites, dans le respect des normes sanitaires imposées par l’épidémie de coronavirus. Plus de 350 personnes y participent.
La conférence a débuté par la lecture d’un message du président Vladimir Poutine, qui souligne que « la théologie remplit une mission importante, contribuant à l’organisation du dialogue interreligieux et interculturel, et à la lutte contre la menace terroriste. »
Puis ont été lus les messages de Sa Sainteté le patriarche Cyrille, du ministre des Sciences et de l’enseignement supérieur, du ministre de l’Éducation, et d’autres personnalités, dont le mufti de l’Assemblée spirituelle des musulmans de Russie, Albir-khazrat Krganov, et le grand rabbin de Russie, Berl Lazar.
Le métropolite Hilarion de Volokolamsk est ensuite intervenu, citant d’abord le message du patriarche Cyrille, qui évoque les réussites de ces cinq dernières années. « Les réussites dont parle Sa Sainteté dans son message, auraient été impossible sans le travail concerté de bien des personnes : représentants de la communauté enseignante et scientifique, représentants de différentes traditions religieuses, représentants de différents organes de l’État.
Ces réussites n’auraient pas été possibles si la théologie n’avait pas été d’actualité. Il y a une demande, depuis que l’Église et les traditions religieuses ont acquis leur liberté dans notre pays. Dès les années 1990 et 2000, la théologie a connu une renaissance progressive dans l’espace universitaire, non seulement confessionnel, mais laïc.
Ces dernières années, nous avons assisté, je dirais, à une certaine avancée dans ce domaine, car après de longues années de débats, nous avons pu prouver que la théologie a droit de cité à l’université, au même titre que d’autres sciences humaines. La théologie a été reconnue par l’État comme domaine scientifique. Nous pouvons désormais délivrer des diplômes d’État en théologie, ils sont reconnus par l’État.
Certes, cela aurait été impossible sans l’immense travail accompli durant toutes ces années, et qui se poursuit aujourd’hui.
Il faut dire que, dès l’origine, la théologie a été dans notre pays un projet interconfessionnel et interreligieux. Nous avons toujours dit que la théologie ne pouvait exister en dehors de l’espace confessionnel. La théologie peut, certes, être interconfessionnelle. Mais dans quel sens? Quand nous avons parlé de créer des conseils de soutenance et des départements de théologie, certains proposaient de créer des conseils de soutenance interreligieux, des départements interreligieux.
Il existe des départements de théologie où l’on enseigne l’orthodoxie, l’islam et d’autres traditions religieuses. Nous sommes convenus que, s’agissant des conseils de soutenance, le principe fondamental devrait être la compétence scientifique des membres du conseil, l’appartenance confessionnelle devant être prise en compte en second lieu. Mais il semble difficile de former un conseil de thèse sur une base interconfessionnelle : il risque potentiellement de se transformer en foyer de conflit interreligieux, ce qu’il faut absolument éviter.
Imaginons un doctorant venu soutenir sa thèse devant un conseil dont sept membres représentent l’Église orthodoxe, cinq la communauté islamique, et deux le judaïsme. Il soutient sa thèse dans l’une des disciplines, et échoue. Cela arrive, les conseils de soutenance existent justement pour évaluer la valeur des travaux. Le doctorant pourra dire qu’il a échoué parce qu’il n’y avait pas assez de représentants de sa religion.
Donc, dès le début, nous avons décidé d’exclure ce risque : les conseils de soutenance seraient confessionnels ; la compétence scientifique des membres du conseil, cependant, devant rester un critère primordial dans le choix de ses membres.
Le conseil d’experts en théologie, par contre, est un organe interconfessionnel, où sont représentées toutes les confessions traditionnelles. C’est très important, car nous devons nous soutenir les uns les autres. Nous avons tous intérêt au développement de la théologie dans nos confessions. (…)
On nous interroge souvent sur la pertinence de l’enseignement de la théologie dans l’espace universitaire. On comprend bien à quoi elle sert dans les établissements religieux, où l’on prépare des serviteurs du culte qui ne peuvent se passer de la théologie. Mais à quoi bon enseigner la théologie aux spécialistes du nucléaire, aux mathématiciens, aux physiciens, à d’autres spécialistes des sciences naturelles ?
La réponse est simple. Si l’on enseigne la littérature russe à l’école ou à l’université, ce n’est pas pour que tous les écoliers et tous les étudiants deviennent des spécialistes des lettres (…) On considère, néanmoins, que tous doivent avoir étudié la littérature russe. Que tous, qu’ils soient matheux ou littéraires, doivent avoir étudié l’histoire russe.
Pourquoi la théologie devrait-elle être mise de côté ? Non, nous ne voulons pas imposer la théologie, comme on imposait autrefois l’athéisme scientifique ou l’histoire du parti communiste. J’espère que cela n’arrivera plus. Mais pourquoi ne pas permettre à ceux qui souhaitent étudier la théologie, avoir des connaissances dans le domaine religieux, de recevoir une instruction véritablement universitaire, celle que doit, justement, dispenser l’université ? L’ignorance religieuse est souvent époustouflante. Les gens peuvent avoir des connaissances très approfondies dans différents domaines, mais dès qu’il s’agit de religion, ou de terminologie religieuse, ils font des fautes grossières à en tomber des nues. Au moins dans le but d’en finir avec cette ignorance dans le domaine religieux, il convient d’offrir à nos étudiants la possibilité d’étudier la théologie.
(…) Regarder une icône, une peinture médiévale ou même une peinture de la Renaissance sans avoir de connaissances religieuses, c’est avoir un regard superficiel. Beaucoup d’éléments échappent, restent incompréhensibles.
Voici un exemple, concernant l’iconographie. Les fresques et les mosaïques byzantines, russes ou balkaniques, représentant l’Annonciation, montrent l’ange et la Mère de Dieu, celle-ci tenant une pelote de fil rouge. L’Évangile ne dit pas que la Mère de Dieu tenait quoi que ce soit quand l’ange lui apparut. Mais le Protoévangile de Jacques, un apocryphe, décrit en détail de nombreux sujets évangéliques. Il rapporte, notamment, qu’au moment où l’ange lui apparut la Vierge Marie était en train de tisser une toile pourpre pour le rideau du temple de Jérusalem, c’est pourquoi elle tenait du fil à la main. Ce fil rouge a donné lieu à tout un développement théologique. Le canon de saint André de Crète, lu au début du Grand Carême, comporte l’image suivante : « La pourpre royale de l’Emmanuel, qui est Sa chair, fut tissée dans ton sein, Très-sainte Mère de Dieu ».
Tout cela est étudié par les théologiens et par ceux qui s’intéressent à la théologie. Indépendamment de l’appartenance religieuse, les connaissances religieuses aident à voir autrement les œuvres d’art ou littéraires, et, plus généralement, le monde environnant. Beaucoup de questions qui se posent à la pensée humaine sont liées d’une façon ou d’une autre à la religion, y compris les questions de sécurité, celles qui concernent notre avenir, la coexistence des religions.
Je reviens sur les paroles de notre président : « la théologie remplit une mission éducative, idéologique ; elle contribue à la préservation des valeurs spirituelles et morales des peuples de notre pays, elle aide à formuler des réponses aux défis globaux, dont des menaces comme le terrorisme et l’extrémisme. Pour y résister, le travail des organes du maintien de l’ordre et des forces de police n’est pas suffisant : il faut aussi constamment sensibiliser, étudier en profondeur les problèmes sociaux et ethnoculturels d’aujourd’hui. » C’est précisément ce que fait la théologie.
Le facteur religieux est souvent instrumentalisé par les prédicateurs de l’extrémisme ou du terrorisme. Ils enrobent souvent leurs actes criminels dans des formules ou des slogans pseudo-religieux. Certaines victimes de la propagande des extrémistes et des terroristes s’imaginent qu’en faisant partie de ces organisations, ils remplissent une mission que Dieu leur aurait soi-disant confiée.
Notre travail de sensibilisation est nécessaire pour que chacun comprenne l’enseignement d’une tradition religieuse concrète : appelle-t-elle au terrorisme, à l’extrémisme, ou enseigne-t-elle la paix, l’amour et le bon voisinage ?
Si le niveau d’ignorance religieuse n’était pas si élevé, personne ne se laisserait entraîner dans des organisations terroristes, ne se passionnerait pour des idées extrémistes, croyant rester dans le domaine religieux. Malheureusement, ils sont hors du champ religieux, ce n’est pas la volonté du Très-Haut qu’ils accomplissent, mais celle du diable. Il faut le dire franchement. Je pense que telle est la position de toutes les confessions traditionnelles, il ne peut y avoir d’exception ici.
(…) Ces dernières années, de nouveaux départements de théologie ont été fondés, des cours de théologie sont proposés. Nous préparons des manuels pour les études au niveau du baccalauréat de théologie. Jusqu’à une date récente, il n’existait pratiquement pas de manuels : les séminaires, comme les départements de théologie des établissements laïcs utilisaient de la littérature remontant au XIXe siècle, ou des ouvrages publiés dans l’émigration au XXe siècle.
Nous pouvons aujourd’hui rédiger de nouveaux manuels (…) Environ trente ont paru, à peu près autant de manuels sont en préparation (…)
La théologie est une puissante ressource internationale et interculturelle. Les ecclésiastiques disposant d’un haut niveau de formation peuvent intervenir au niveau international sur les questions religieuses. Et pas seulement les ecclésiastiques. Tous ceux qui étudient la théologie sont concernés, car les disciplines théologiques sont très demandées dans le monde entier. Seul notre pays a fait l’impasse sur la théologie pendant 70 ans, tandis qu’ailleurs elle est présente dans le monde universitaire. En échangeant avec nos partenaires d’autres pays, notamment ceux issus des universités occidentales, on se rend compte du haut niveau de la formation théologique dans ces établissements. Notre tâche ne consiste pas à copier les réussites des établissements étrangers, mais à créer les conditions d’un excellent niveau d’enseignement de la théologie.
Pour terminer mon allocution, j’évoquerai l’emploi possible des théologiens formés dans les établissements laïcs, puis l’enseignement de la religion à l’école.
Ceux qui ont fait leurs études dans un séminaire se représentent clairement leur avenir : ils savent pourquoi ils reçoivent cette formation. La plupart deviendront prêtres ou seront employés par l’Église, ou par leur confession.
S’agissant des théologiens issus des établissement laïcs, la question de leur emploi n’est pas toujours claire. Que peuvent-ils faire ? Où employer leurs connaissances ? Où travailler ?
C’est une question qui reste à résoudre. Grâce à Dieu, avec l’aide du président et, plus généralement, de l’État, nous avons réussi à bâtir un système d’enseignement solide de la théologie, au niveau de l’enseignement supérieur. Mais il faut reconnaître qu’au niveau des établissements secondaires et primaires, la religion et la théologie sont pratiquement absentes. Bien plus, nous, religieux, n’avons pas le droit de venir à l’école parler de nos traditions religieuses aux enfants. C’est, à mon avis, un sérieux problème. Quand l’écolier d’hier arrive à l’université, sa vision du monde est déjà formée, il possède déjà un bagage de connaissances, et si les connaissances religieuses en sont absentes, il sera difficile de combler cette lacune au niveau de l’enseignement supérieur.
La question de l’emploi des théologiens est donc directement liée à celle de l’enseignement des disciplines religieuses à l’école. Le patriarche a récemment rencontré les enseignants de la matière scolaire « bases des cultures religieuses et de l’éthique civique ». Mais ces enseignants devraient avoir des compétences spéciales, être mandatés pour enseigner leurs traditions religieuses. D’autre part, l’enseignement de cette discipline uniquement en 4e classe et seulement une fois par semaine, c’est une goutte d’eau dans la mer. Dans beaucoup de pays, notamment ceux où j’ai exercé mon ministère, l’enseignement des disciplines religieuses à l’école publique est assuré par les religieux. En Autriche, par exemple (je cite souvent cet exemple), il suffit qu’il y ait deux élèves orthodoxes dans la classe pour qu’un prêtre orthodoxe vienne une fois par semaine leur enseigner les bases de la tradition orthodoxe. Pourquoi est-ce possible en Autriche et pas dans notre pays ?
J’aimerais que nous y réfléchissions ensemble, car l’avenir de la théologie en tant que science en dépend.
Enfin, je poserai la question de la connaissance des monuments de la littérature religieuse dans notre pays. Voici un exemple. Intervenant dans une école de Moscou sur Dostoïevski et l’Évangile, j’ai demandé aux élèves : qui a lu Dostoïevski. A mon grand plaisir, la majorité a levé la main. Ensuite, j’ai demandé : qui a lu l’Évangile ? Malheureusement, seulement un quart ou un cinquième des mains se sont levées. Ainsi, beaucoup de gens ne connaissent pas l’Évangile, même en tant que monument littéraire. Il ne fait pas partie du programme. On lit (…) différentes épopées, mais on ne lit pas l’Évangile. Pourquoi ne pas l’introduire au programme du cours de littérature à l’école ? Ce monument littéraire ne mérite-t-il pas d’être étudié ?
(…) Merci de votre attention. »