Dans notre article précédent, nous avons démontré que l’approche historico-critique risque parfois de transformer Jésus en un mythe. Dans cette perspective, nous avons mentionné une idée, familière à cette approche, selon laquelle les premières communautés se projetaient dans les récits de l’Évangile sur Jésus.
Comme nous avons écrit, cette théorie consiste à dire qu’il existait à la fin du premier siècle des communautés judéo-chrétiennes isolées, soumises à des persécutions de la part des païens et traversées par diverses crises internes, liées à des conflits entre convertis du paganisme et convertis du judaïsme. C’est au sein de ces communautés qu’auraient vu le jour les Évangiles, afin d’affermir la foi des membres de ces communautés, de les consoler des persécutions des «ennemis extérieurs», de réduire les facteurs de conflits internes.
Chaque communauté, selon ce point de vue, projetait ses problèmes et ses questions sur les récits de la vie de Jésus. C’est donc à la lumière de ces problèmes et de ces interrogations qu’il faudrait aborder le texte évangélique.
Comment cette théorie est-elle couramment appliquée dans la recherche?
Dans un premier temps, sur la base d’un des Évangiles, le chercheur tire des conclusions sur les caractéristiques principales des communautés hypothétiques dans lesquelles cet Évangile a vu le jour, ensuite ce même texte est examiné à la lumière de ces conclusions.
Par exemple, la communauté (ou l’école) matthéenne apparaît divisée, déchirée par des contradictions et des scandales internes: c’est pour elle qu’un auteur hypothétique (un individu lambda nommé par convention Matthieu) écrit un ensemble d’exhortations morales qu’il place dans la bouche de Jésus.
Judéo-chrétienne à l’origine, la communauté matthéenne s’était séparée peu de temps auparavant de la synagogue. Au fil du temps cette communauté juive messianique s’est de plus en plus ouverte aux païens. C’est ce qui expliquerait la présence dans l’Évangile de Matthieu de propos apparemment incompatibles, tels que le commandement de Jésus de ne pas aller vers les païens (Mt 10:5) et celui de baptiser toutes les nations (Mt 28:19).
Cette approche nous semble erronée et vicieuse à plusieurs titres.
Pourquoi cette application échoue-t-elle?
Premièrement, elle sape la confiance dans les Évangiles comme sources historiques contenant des informations dignes de foi sur ce que Jésus a accompli et enseigné, puisqu’elle fait de Jésus un personnage littéraire créé par un auteur particulier pour des besoins pastoraux spécifiques.
Deuxièmement, elle sous-estime le rôle du dialogue entre les Églises. À l’époque de la création des Évangiles, les communautés religieuses étaient en contact constant et étroit. Dès le premier siècle, il existait entre les Églises ce qu’un chercheur moderne a appelé, non sans humour, «l’internet sacré», c’est-à-dire un vaste réseau de communication permettant l’échange rapide et régulier d’informations de toutes sortes (cf. M. Thompson, « The Holy Internet: Communication Between Churches in the First Christian Generation« , in The Gospels for All Christians. Rethinking the Gospel Audiences, éd. par R. Bauckham, Grand Rapids – Cambridge, 1998).
Il est difficile d’imaginer, dans cette situation, un auteur écrivant un texte de l’envergure de n’importe lequel des quatre Évangiles en fonction des besoins limités de sa communauté et sans tenir compte du lecteur potentiel des autres communautés (sans parler des générations de lecteurs à venir). On ne peut comparer l’Évangile de Matthieu aux Épîtres de Paul qui s’adressent à des communautés concrètes (aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates, aux Éphésiens, etc.): l’Évangile présuppose indéniablement un lectorat plus large.
De l’«atmosphère de bureau» artificielle à la réalité vécue des premières communautés
Ce paradigme ne tient pas compte des particularités de la tradition orale, au sein de laquelle les Évangiles, ou leurs prototypes — divers épisodes de la vie de Jésus et diverses paroles de Jésus — ont manifestement existé durant une période assez longue. Pour cela, dans notre prochain article, nous allons nous arrêter sur la tradition orale de l’Église et sur son rôle dans la formation et la transmission de l’Évangile de Jésus Christ.
Apparemment, l’approche historico-critique a tendance à s’appuyer sur un paradigme littéraire qui postule que tout le processus de création des Évangiles s’est déroulé dans une atmosphère de bureau, se résumant essentiellement à la composition et à la rédaction de textes.
Quant aux paroles rapportées dans l’Évangile de Matthieu qui paraissent incompatibles entre elles, une analyse plus fine révèle qu’elles peuvent très bien être considérées comme complémentaires : leur coexistence dans le discours de Jésus ne signifie nullement que l’une soit authentique et l’autre non.
Cet article fait partie de la série basée sur les six volumes de « Jésus-Christ. Vie et Enseignement » par le métropolite Hilarion Alfeyev, disponible tous les vendredis sur cette page. Pour obtenir votre exemplaire du premier volume, « Début de l’Évangile », visitez le site des Éditions des Syrtes.