Le métropolite Jean de Doubna a donné une interview à la journaliste Marina Ochrimovskaya pour l’édition russophone de Radio Liberty que nous traduisons in extenso.
– Cher Mgr Jean, la Russie est en guerre contre l’Ukraine depuis près de 9 ans, après le 24 février de l’année dernière, cette guerre est devenue totale. Avec qui l’Archevêché des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale a-t-il été pendant tout ce temps ?
– Notre archevêché a été fondé en 1921 par l’Église russe. Aujourd’hui, il réunit des croyants de différentes origines ethniques, parmi lesquels on trouve traditionnellement beaucoup d’Ukrainiens et de Russes. La façon de penser et la compréhension mutuelle sont importantes pour les gens. Il était impossible d’imaginer une guerre entre la Russie et l’Ukraine. Après tout, non seulement ils partagent une frontière commune, mais de nombreux habitants de ces pays sont unis par l’histoire, la foi orthodoxe, les coutumes culturelles et les liens familiaux. Beaucoup de nos paroissiens comprennent tout cela et nous avons toujours prié pour la paix.
Lorsque la Fédération de Russie a brutalement attaqué l’Ukraine le 24 février de l’année dernière, cela a provoqué la confusion et l’horreur dans le cœur des gens. Le même jour, nous avons appelé les paroisses et les fidèles à rester unis et à prier pour toutes les victimes de cette tragédie et pour le rétablissement rapide de la paix en Ukraine. Des millions de personnes ont fui vers l’Occident pour échapper à la guerre. Nous les avons aidés localement, en collectant et en envoyant plusieurs camions d’aide humanitaire : médicaments, vêtements, produits de première nécessité. Les chorales des églises ont organisé des concerts pour les réfugiés. Tout cela se fait encore aujourd’hui.
– La brutalité de la guerre de la Russie contre l’Ukraine a été comparée à la Seconde Guerre mondiale, l’armée russe étant accusée de génocide contre les Ukrainiens. Y a-t-il des parallèles avec les crimes d’Hitler ?
– Je dois admettre avec regret que la gravité des crimes incite à comparer la guerre de la Russie contre l’Ukraine à la Seconde Guerre mondiale. En attaquant l’Ukraine, la Russie a condamné la population ukrainienne à d’atroces souffrances. L’infrastructure de l’Ukraine, les petits villages et les grandes villes, comme Marioupol, sont détruits. Des récits de témoins oculaires, des photographies macabres de Bucha et d’autres lieux ukrainiens parlent des atrocités de l’armée russe. La propagande russe nie l’évidence, mais répète sans cesse la thèse de la nécessité de faire revivre le « monde russe ». Mais la Russie n’a pas le droit de déclarer des pays souverains « le monde russe » et de leur dicter sa volonté juste parce qu’elle le veut. C’est inacceptable. Parce que l’Ukraine est le monde ukrainien, la Pologne est le monde polonais et ainsi de suite. Et puis la Russie a eu recours à l’agression, elle a attaqué l’Ukraine comme Hitler a jadis attaqué la Pologne.
Le génocide des Ukrainiens a été proclamé dans le but de les déclarer ou de les remplacer par le « monde russe ». Le crime de génocide est l’un des plus graves de la liste internationale des crimes de guerre. La déportation de la population ukrainienne pacifique dans les profondeurs de la Russie afin de l’assimiler, le vol d’enfants afin de les rendre « russes » par la force est une violation de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. La Russie a violé un grand nombre de lois internationales. Et je crois qu’elle en sera tenue responsable.
– Comment évaluez-vous la position prise par le patriarche Cyrille et l’Église orthodoxe russe sur la guerre de la Russie contre l’Ukraine ?
– La position du patriarche Cyrille a été révélée progressivement. Il me peine de dire qu’au début, il y a eu un silence complet, personne n’a dit quoi que ce soit au niveau de l’Église pour défendre la paix et contre la guerre. Ce silence a été suivi de justifications de la guerre et d’appels à la guerre. Le Dimanche de pardon, le 6 mars, le patriarche s’est adressé aux fidèles dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Il ressort de son sermon que la guerre sanglante et agressive est justifiée, qu’il s’agit d’une « lutte métaphysique » au nom du « droit de se tenir du côté de la lumière… ».
Et de ce terrible sermon, il ressort que la nécessité de la guerre de la Russie contre l’Ukraine est révélée par « la lumière du Christ, par l’Évangile ». En aucun cas je ne serais d’accord avec une telle lecture de l’évangile. Je suis profondément convaincu que la mission de l’Église – le « bon berger » – est d’être un artisan de la paix. Dans une lettre ouverte au nom des fidèles de notre archidiocèse, j’ai supplié le patriarche Cyrille d’intercéder auprès des autorités russes pour que la guerre monstrueuse et insensée contre l’Ukraine cesse au plus vite.
– Mais la guerre continue, même si Vladimir Poutine n’est pas toute la Russie. J’ose dire que le patriarche Cyrille n’est pas non plus l’ensemble de l’Église orthodoxe russe. Qu’en pensez-vous ?
– Je suis d’accord, Poutine n’est pas toute la Russie. Il a fallu plus d’un jour pour que les troubles que nous connaissons aujourd’hui se produisent. L’isolement international de la Russie et la guerre sanglante contre l’Ukraine sont le résultat d’années de règne de Poutine. L’information en Russie a été placée sous le contrôle étroit des autorités afin de créer une ambiance appropriée et une « image officielle du monde » dans la population. La télévision, la radio et la presse martèlent dans la tête des gens des idées sur la « reconstruction du « monde russe » et la renaissance de la « Russie mythique » – l’Union soviétique.
Une attitude de loyauté inconditionnelle s’installe également dans l’Église orthodoxe russe. Je suis amèrement conscient qu’une partie importante du clergé a succombé à ce courant néfaste, et que ceux qui se sont exprimés contre la guerre ont été immédiatement éliminés. Je dois penser que bon nombre de prêtres regardent d’un œil différent la « résurrection unique de l’Union soviétique », mais soutiennent le patriarche Cyrille ou gardent le silence, apparemment par peur. Il y a quelque chose d’étrange dans cette étrange « régénération de l’URSS », n’est-ce pas ? J’ai été profondément ému par l’appel de Sergey Chapnin aux évêques de l’Église orthodoxe russe, dans lequel il les implore de s’opposer au mensonge, de cesser de justifier la guerre et d’appeler tout le monde à une paix juste.
– Il ressort également des discours du patriarche Cyrille, ainsi que de ceux du président Poutine, que la Russie a déclenché la guerre pour se défendre contre « les LGBTQ et l’Occident décadent ». Quelle est votre opinion sur les arguments de Cyrille à cet égard ?
– Je doute que la Russie soit un pays où il est approprié de donner des leçons de morale aux autres. Sans parler de son héritage plus que trouble et tragique et des parallèles difficiles d’aujourd’hui, regardons les statistiques actuelles sur l’avortement, cela place la Russie dans le peloton de tête européen. Il y a des problèmes ici… il y a aussi le traitement des groupes vulnérables, comme les personnes LGBTQ… je préfère être prudent avec une telle terminologie. Cependant, oui, vous avez raison, y compris que cela est diffusé depuis Moscou comme une raison de conduire la Russie à la guerre.
J’ai lu aujourd’hui sur Internet qu’hier, en une seule journée, un millier de soldats russes ont été tués. La perte d’une vie humaine est un malheur terrible, mais il y en a des dizaines de milliers ! Ce que les jeunes hommes entendent avant d’être envoyés au front : « Vous serez sauvés si vous êtes tués pour avoir défendu la vision de la Russie, qui apporte la « moralité » et les « paroles de bonté » à l’Occident, vos péchés seront pardonnés ! » Dans le même temps, les soldats sont exhortés à combattre l’« Occident décadent », pour « le salut du « monde russe » ». On peut entendre quelque chose de similaire chez les kamikazes des mouvements islamiques radicaux, mais de la bouche du patriarche, de telles paroles sont inacceptables et inouïes.
Il convient ici de préciser que les pays européens sont des États laïcs et démocratiques. L’humanité y est arrivée pendant longtemps ; la démocratie permet à chacun d’être lui-même. Si nous parlons de « mariage pour tous », je pense personnellement que c’est quelque chose de ridicule. Car jusqu’à présent, il n’y a eu aucun cas d’union entre personnes de même sexe ayant donné naissance à une progéniture. Il faut toujours l’union de deux sexes différents pour concevoir une nouvelle vie. C’est cela le mariage, de mon point de vue. Cependant, nous n’avons pas le droit de forcer les gens à vivre autrement qu’ils ne le souhaitent.
L’histoire se souvient d’avoir forcé des gens à vivre contre leur gré, par exemple dans les camps de concentration. Le Troisième Reich l’a fait sous la bannière du national-socialisme. La Russie de Poutine applique sa propre interprétation de la « morale chrétienne » à des fins similaires, alors qu’un grand nombre de Russes sont athées, pratiquent l’islam ou d’autres religions. Une vision simpliste et unilatérale de questions aussi complexes n’est pas de bon augure. L’Allemagne nazie et l’Union soviétique ont toutes deux mal finis.
J’ai écrit une lettre au patriarche Cyrille : « Sainteté, tout l’amour que le monde occidental avait pour la Russie, vous l’avez blessé, car maintenant la Russie que nous aimons, la Russie qui nous a nourris, qui nous a donné de grands écrivains et une grande spiritualité, cette Russie est tombée bien bas à nos yeux… Ce n’est pas la Russie que nous aimons. C’est une tentative de réanimer une autre Russie, la Russie soviétique. Nous avons maintenant une vision tragique de la Russie, nous avons peur que cette nouvelle Russie s’autodétruise et s’effondre dans son retour à l’esprit soviétique, ce qui se produit actuellement ».
– Comment les paroles et les actions du patriarche Cyrille concernant la guerre de la Russie contre l’Ukraine affectent-elles les relations entre les églises chrétiennes ?
– Je pense que le patriarche Cyrille a fait une grosse erreur stratégique, politique et ecclésiastique car il s’est retrouvé en marge de l’Église chrétienne. Lorsque notre archevêché s’est uni à l’Église orthodoxe russe il y a trois ans et demi, nous avons pu avoir un dialogue. Et maintenant, nous constatons que le comportement du siège patriarcal est politisé. Les Églises se trouvent dans une situation très difficile, car se rapprocher du patriarche Cyrille signifie désormais prendre un risque.
Nous devons nous efforcer d’être réalistes à tout moment, et encore plus en ces temps tragiques, alors que des soldats et des civils meurent chaque jour à la guerre. Maintenir le contact avec la Russie, avec le Patriarcat de Moscou, n’est pas très facile maintenant. Notre archevêché doit suivre strictement les canons de l’Église, mais en même temps ne pas mélanger la politique de la Russie et la politique du patriarche de toute la Russie. Nous devons garder nos distances à tout moment en aidant, en participant à l’aide de ceux qui souffrent de la guerre.
Nous avons pour instruction de ne pas concélébrer avec les autres Églises, en particulier avec le patriarche de Constantinople. Les relations entre les Églises orthodoxes se sont également compliquées, on pourrait même dire que les relations œcuméniques se sont détériorées – les catholiques et les protestants constatent que l’Église orthodoxe russe a un patriarche très politisé. Moscou revendique l’unité mais la détruit en réalité. Le 27 mai de l’année dernière, le Concile de l’Église orthodoxe ukrainienne (sous l’omophore de Mgr Onuphre ndt) a déclaré son indépendance et son autonomie totales vis-à-vis de l’Église orthodoxe russe. C’est très triste.
– Quelle est votre position sur les relations futures de votre archidiocèse avec l’Église orthodoxe russe, qui soutient ouvertement la guerre de la Russie contre l’Ukraine ? L’Archevêché des églises de tradition russes en Europe occidentale peut-il continuer à faire partie de l’Église orthodoxe russe ?
– La relation de notre Archevêché avec l’Église orthodoxe russe est canonique ; l’évêque est en lien avec le Saint-Synode. Je crois qu’un tel lien est précisément un lien avec le Synode, et non avec une personne concrète. La décision de 2019 a rétabli l’unité de l’Archevêché des églises de tradition russes en Europe occidentale avec l’Église orthodoxe russe. Et il y a un espoir que tous les membres du Saint-Synode ne partagent pas la vision unilatérale du patriarche sur la guerre de la Russie contre l’Ukraine ; même s’ils ne le disent pas ouvertement, peut-être le pensent-ils. Donc, nous restons avec le Saint-Synode et ne nous engageons pas dans la politique dans notre diocèse – il est inacceptable d’utiliser la chaire à des fins politiques. Nous ne faisons pas non plus de politique dans notre cathédrale Alexandre Nevsky à Paris. Mais nous prions pour la paix, nous prions pour nos frères et sœurs ukrainiens qui ont été attaqués par la Russie, nous les aidons autant que nous le pouvons et nous restons en contact avec le Saint Synode de l’Église orthodoxe russe.
– L’Église est appelée à être un artisan de la paix et à mettre fin aux guerres. Qu’est-ce qui est déjà fait – en particulier par votre archevêché – et qu’est-ce qui doit encore être fait pour guérir les blessures des personnes qui souffrent ?
– La mission de l’Église devrait être une mission de paix. Malheureusement, nous avons constaté que la mission de paix n’est pas proche du patriarcat de Moscou. Nous avons supplié le patriarche Cyrille de demander aux autorités civiles de prendre des mesures en faveur de la paix le plus rapidement possible. Malheureusement, il a lui-même été impliqué dans le processus de guerre, il était affligeant de le voir revêtu de sa mandyas couleur kaki, appelant les fidèles à se sacrifier. Pour quoi faire ? Pour s’emparer d’un bout de terre ou pour écraser les Ukrainiens ? Est-ce là la mission de l’Église ? C’est pour moi une grande question et une source d’angoisse intérieure quand l’église appelle à la guerre, même « métaphysique ». Le hic, c’est que la « guerre métaphysique », chacun de nous la mène contre ses propres passions. Et la Russie mène une véritable guerre contre l’Ukraine – il y a la violence, la torture, la mort, la souffrance humaine, toutes les graves passions humaines que la guerre révèle.
Et cela vient après les nombreux sacrifices que les confesseurs ont fait pendant l’ère soviétique, pendant la période de persécution de l’Église orthodoxe russe. Vous savez, nous avons toujours vénéré ce sacrifice, la sainteté de l’Église, qui a émergé pendant la période soviétique, et maintenant cette sainteté est détruite par la collusion avec un pouvoir qui ressemble tellement au pouvoir soviétique, qui a assassiné des millions de personnes. Nous avons des millions de confesseurs. Je dis : nous foulons le sang de nos martyrs.
Le sang des martyrs réclame la paix, l’amour entre les peuples. Les Ukrainiens avaient déjà beaucoup souffert pendant l’ère soviétique, de la famine, des camps de concentration et des guerres. De nombreuses nations ont souffert pendant l’ère soviétique. Et maintenant, cela se répète. Comment panser correctement les plaies ? La situation du Patriarcat de Moscou est tragique. Les blessures ne peuvent être guéries que par l’humilité. Mais qui a l’humilité de guérir les profondes blessures causées par la guerre ? La guerre engendre toujours la cruauté et la haine. Maintenant, les Russes tuent les Ukrainiens, les Ukrainiens se défendent et tuent les Russes…. Qu’est-ce qui peut les réconcilier et guérir leurs blessures ? Cela prendra beaucoup de temps, et surtout, il faudra beaucoup de compassion des deux côtés.
Je pense que la seule chose qui aidera à guérir les profondes blessures de la guerre est le retour aux anciennes frontières, comme le recommandent les Nations unies. Et alors, peut-être que les blessures se cicatriseront progressivement. Cela prendra des générations. Le 24 février 2022, une période de haine et de violence a commencé entre deux peuples étroitement liés qui sont devenus ennemis, comme les frères bibliques Caïn et Abel. »