Pavel Florenski, « La nature magique de la parole », Payot-Rivages, 2022, 105 pages, 15 euros.
C’est une heureuse initiative que celle d’avoir publié la traduction française de ce texte datant de 1920 de Pavel Florenski (aussi Florensky et Florenskiï, 1882-1937), philosophe, théologien, mathématicien, à l’origine de plusieurs inventions, auteur, prêtre orthodoxe russe fusillé après une déportation de plusieurs années au Goulag. Le livre ici présenté fait partie d’un vaste ouvrage intitulé « La ligne de partage des eaux de la pensée. Esquisse d’une métaphysique concrète » et plus précisément de la partie « Pensée et langage ». C’est un texte original à plus d’un titre, pour le sujet abordé, pour la façon de le traiter, pour l’ampleur qu’il lui donne, pour ses observations et ses conclusions. Toutes ses connaissances, très étendues, s’y conjuguent : physiques, scientifiques de manière générale, philosophiques et théologiques. S’y exprime aussi une inspiration spirituelle qui confine parfois, par son langage et ses envolées, à la poésie. Le traducteur et préfacier, Rambert Nicolas, a rédigé de nombreuses notes, parfois substantielles, fort utiles pour comprendre le contexte et les sources de certains passages ainsi que les mots techniques utilisés.
J’ai été particulièrement sensible à cette réflexion, bien trop rare, sur la force des mots et de la parole. Il y a quelques années, j’avais rapidement abordé ce sujet dans un article en me désolant des dégâts considérables occasionnés par l’omniprésence de la vulgarité et de la grossièreté tant dans le langage quotidien que dans celui véhiculé par la grande majorité des médias et sur les réseaux sociaux. Le langage ordurier, volontiers agressif, arrogant et péremptoire, étant fallacieusement présenté comme un langage « vrai », « authentique », afin de légitimer ce qui ne devrait pas l’être : son emploi incessant. Une imposture aux conséquences désastreuses.
Bien d’autres aspects calamiteux du langage actuel peuvent être aussi relevés, notamment sa dévalorisation en raison des opérations fréquentes de manipulation (langue de bois, éléments de langage, novlangue), ou la pauvreté du vocabulaire, y compris celui du « langage populaire », laquelle précède une dislocation culturelle, quand ce n’est pas la méconnaissance des mots utilisés.
Dès lors, les enjeux de cette question sont décisifs aussi bien dans l’existence d’une personne que dans celle d’une société. En effet, la parole peut ouvrir des horizons féconds et servir une élévation de l’être ou d’une communauté ou, tout à l’opposé, fermer toute perspective et incarcérer l’être comme la collectivité dans une réalité qui a pour sommet la médiocrité et pour ordinaire l’indigence.
Dans son analyse, Pavel Florenski prend soin d’examiner ce que l’on pourrait nommer les états multiples du mot ou encore les différentes dimensions de celui-ci. Il en distingue trois : une physico-chimique, une autre psychologique, la troisième qu’il nomme odique. Celles-ci correspondent au corps, à l’âme et à l’esprit (mais il emploie d’autres termes) chez l’être humain. C’est pourquoi il considère que le mot est un organisme à part. Il note par ailleurs son caractère amphibie, car il est intermédiaire entre le monde intérieur et le monde extérieur (p.22).
Le premier élément, sa corporéité, est le son, bien que cela se traduise le plus souvent par un solide agencement de sons. Il note que le son propre à chaque mot est complexe et riche par son architecture : « il s’agit d’un son extraordinairement élaboré, d’une énergie sonore organisée de manière fort subtile et pourvue d’une structure déterminée et hautement différenciée » (p.33). Le second élément est la signification, en fait le plus souvent une association de plusieurs significations qui sont comme autant de couches qui coexistent et s’enrichissent mutuellement. Cette signification globale exerce une action psychique et ainsi agit sur chaque personne tout en recevant en interrelation avec elle une force renouvelée. Il observe à ce propos (p.48) : « la force de l’action d’un mot réside dans sa structure en spirale, par laquelle le mot attire, aspire, puis enfin s’impose. Le mot est un condensateur de volonté, un condensateur d’attention, un condensateur de l’ensemble de la vie psychique ». Enfin, le troisième élément, qu’il nomme l’od, ou force odique, est l’énergie intérieure subtile. Cette dernière appellation, od, qui n’est pas sans rappeler le ch’i extrême-oriental ou l’idée de corps éthérique, vient des travaux du chimiste allemand Karl von Reichenbach au XIXe siècle.
Cette triple action agit puissamment sur le monde et les êtres humains : « La vie est transformée par le mot et, par le mot, la vie s’assimile à l’esprit » (p.22). Cette capacité et ce pouvoir du mot constituent son caractère magique selon la formulation de notre auteur, d’où le titre de l’ouvrage. Il a également, nous dit-il, un aspect mystique qui consiste en ce que « le mot est la réalité même qu’il signifie » (p.22-23). Ce dernier point fait clairement écho à la question du Nom, dans l’histoire du judaïsme et du christianisme et plus particulièrement au Mont-Athos et en Russie au début du XXe siècle où elle suscite une vive controverse (avec les « glorificateurs du Nom »), c’est-à-dire à la question de la présence de Dieu et de Jésus-Christ dans leurs noms.
La dernière partie de l’ouvrage est justement consacrée au nom propre de chacun, plus précisément au prénom, et de son influence sur la personnalité, avec pour illustration celui de l’auteur, Paul (Pavel en russe). Il analyse les caractéristiques, car « chaque homme doit se comprendre comme une clef de la volonté universelle » (p.78). Concernant le prénom Paul, il observe notamment (p.83) : « Sa quête est celle de l’incarnation parfaite, aussi spirituelle que charnelle à l’œuvre dans le monde. » Il en conclut que (p.85) : « La volonté et la foi, tels sont dans ce nom les deux pôles entre lesquels se déploie toute la constitution de la personnalité. »
Cet ouvrage ouvre donc des pistes de réflexion fructueuses à saisir d’urgence tant il est vrai que la parole est aujourd’hui le plus souvent considérée de manière superficielle. Il nous invite à prendre conscience et à approfondir cette réalité éminente qui agit puissamment dans nos existences. Ainsi, elle pourra être utilisée à bon escient, pour une ascension et non une chute !