Le père Cyrille Hovorun est un archimandrite ukrainien qui fut rattaché à l’Église orthodoxe russe en Ukraine. Il y a exercé de charges ecclésiastiques importantes, dont celle de président du Département des relations extérieures de l’Église orthodoxe ukrainienne (2008-2009) et de vice-président du Conseil de l’enseignement de l’Église orthodoxe de Russie (2009-2012). Il est actuellement professeur d’ecclésiologie et de relations internationales au Collège Sankt Ignatios à Stockholm, une école indépendante de théologie et de droits de l’homme parrainée par l’Église unie de Suède. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages d’ecclésiologie et de théologie politique, rédigés en russe, ukrainien et anglais, parmi lesquels Political Orthodoxies: The Unorthodoxies of The Church Coerced (2018), Scaffolds of the Church: Towards Poststructural Ecclesiology (2017) et Meta-Ecclesiology, Chronicles on Church Awareness (2015).
Père Cyrille, vous êtes un théologien connu en Ukraine, en Russie et dans le monde anglo-saxon. Pourriez-vous vous présenter pour le public francophone ?
En quelques mots, j’ai débuté en tant que spécialiste en patristique. Cependant, mon expérience dans l’administration de l’Église à Moscou m’a poussé vers le domaine de l’ecclésiologie et finalement de la théologie politique et publique. J’essaie de construire des ponts entre ces domaines théologiques, qui sont tenus généralement à distance les uns des autres.
Aujourd’hui nous sommes tous très préoccupés par la guerre en Ukraine. Vous êtes aujourd’hui à Kiev, en pleine zone de combat. Comment vivez-vous cette guerre ainsi que vos proches ? Quel rôle joue votre foi dans cette expérience ?
Dans cette guerre, comme dans toute guerre, les gens meurent en masse. On comprend que notre vie peut se terminer à tout moment. Ce genre de memento mori peut briser une personne. Il peut aussi amener une personne à transcender sa peur. Pour cela, la prière et la foi sont nécessaires. Pour de nombreuses personnes en Ukraine, autant que je sache, la guerre a créé un élan de solidarité et de sacrifice de soi remarquables. Beaucoup affirment que leurs sentiments ne sont pas très différents de ce qu’ils ont ressenti lors de la Révolution de la dignité en 2013-2014, voire même plus forts. Je perçois personnellement cette guerre comme le Maïdan 3.0 (avec deux Maïdans, ceux de 2004 et 2014 qui ont précédé celui-ci). Comme dans les premiers Maïdans, les Ukrainiens dépassent maintenant leur intérêt personnel. Ils sont unis – non pas tant contre leur mal commun, Poutine, mais pour le bien commun – la liberté et la dignité.
Pourriez-vous nous dire aussi comment les fidèles orthodoxes ukrainiens vivent aujourd’hui cette guerre ?
Pour tous les Ukrainiens, cette guerre est un choc absolu. Ce choc, semble-t-il, peut rapprocher les uns des autres ceux qui étaient récemment opposés les uns aux autres, comme les fidèles de l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine et ceux du Patriarcat de Moscou. Si nous, les Ukrainiens, survivons en tant que nation, nous pourrions avoir une occasion unique de nous unir. Je plaide pour un concile d’unification, qui s’inscrirait dans la lignée du concile fondateur de l’Église orthodoxe d’Ukraine [autocéphale, ndt] en décembre 2018. Il ne faut pas laisser passer cette occasion.
Les réactions de la part des hiérarques de l’Église orthodoxe russe à l’égard de ce conflit ont été plutôt contrastées. Ainsi, le métropolite Onuphre de Kiev, primat de l’Église orthodoxe ukrainienne, qui est rattachée au Patriarcat de Moscou, a condamné tout de suite et explicitement l’invasion russe, en défendant la souveraineté de l’État ukrainien, tandis que le patriarche Cyrille s’est exprimé plus tard et sur une autre tonalité. Comment expliquez-vous ce contraste et surtout comment est-ce que les fidèles ukrainiens dans votre entourage l’ont-ils perçus ?
Le métropolite Onuphre a ignoré et est resté silencieux sur la guerre lente qui s’est poursuivie depuis 2014. Je suis heureux qu’il ait finalement reconnu la réalité. Le patriarche Cyrille ne la reconnaît pas encore, du moins publiquement. C’est la principale différence entre eux. Personnellement, je ne crois pas que les dirigeants de l’Église russe, que ce soit en Ukraine ou en Russie, puissent changer beaucoup de choses avec leurs déclarations. Le temps des déclarations est révolu. C’est le temps des actions. De nombreux fidèles orthodoxes en Ukraine entament des actions, en tendant la main à ceux qui en ont besoin, en dénonçant l’agression et en demandant à leurs dirigeants de faire de même. Je pense qu’il est temps que les laïcs et les communautés prennent l’initiative entre leurs mains, également en ce qui concerne la restauration de l’unité de l’Église.
Est-ce que cette guerre a un impact selon vous sur le choix des fidèles d’appartenir à l’Église orthodoxe ukrainienne (Patriarcat de Moscou) ou à l’Église autocéphale d’Ukraine ?
Absolument. Il y a une vague montante de ceux qui passent à l’Eglise autocéphale ou de ceux qui envisagent une possibilité d’autocéphalie parallèlement à l’Eglise orthodoxe d’Ukraine [autocéphale, ndt]. Ce dernier cas est intéressant. Ils ne veulent pas rejoindre l’Eglise orthodoxe d’Ukraine à cause de la propagande russe contre le Patriarcat œcuménique et son Tomos de janvier 2019. Par conséquent, je crois que la seule solution canonique pour ces prêtres et évêques déçus qui cherchent maintenant l’indépendance par rapport à Moscou, est de participer au concile d’unification dont j’ai parlé plus tôt. Après la réunification, ils pourraient probablement exister avec le reste de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, sous le même parapluie canonique, de la même manière que l’Exarchat russe d’Europe occidentale a existé au sein du Patriarcat œcuménique jusqu’en 2018.
Père Cyrille, aujourd’hui nous sommes face à un conflit meurtrier, aux lourdes conséquences, qui implique deux pays majoritairement et historiquement orthodoxes. Est-ce que cette crise sans précédent nous appelle à repenser en profondeur, d’une part, notre compréhension de la foi orthodoxe et, d’autre part, ce que devrait être l’Église orthodoxe dans ses relations avec les institutions étatiques ?
En effet, la guerre en cours montre que les idées, y compris théologiques, peuvent littéralement tuer. Nous devons réviser la nomenclature des idées théologiques qui, je crois, ont conduit à cette guerre. Des idées similaires ont été émises dans l’entre-deux-guerres, dans les années 1930, également par les orthodoxes. Ils ont utilisé ces idées pour justifier les dictatures et l’oppression. Contrairement aux théologiens protestants et catholiques, nous, les orthodoxes, n’avons jamais sérieusement réévalué les théologies totalitaires. Il est temps de procéder à une telle réévaluation. Je pense qu’en premier lieu, nous devons évaluer et condamner l’idéologie quasi religieuse du « monde russe », qui encadre l’agression russe. Ceci est une version mise à jour du phylétisme et devrait être anathématisée dans l’esprit du concile de Constantinople de 1872. D’une manière plus générale, nous avons besoin d’une « dépoutinisation » radicale de la théologie orthodoxe moderne. Parmi les traits du « poutinisme » en elle, j’identifierais les rêves de restauration de la symphonie byzantine entre l’Église et l’État, ainsi que l’idée d’une « civilisation orthodoxe ». À mon avis, de telles idées sont devenues dangereuses à notre époque.
Le philosophe Emmanuel Levinas nous a laissé une très belle réflexion sur la paix : « La paix ne peut pas s’identifier avec la fin des combats qui cessent faute de combattants, par la défaite des uns et la victoire des autres, c’est-à-dire avec les cimetières ou les empires universels futurs. La paix doit être ma paix, dans une relation qui part d’un moi et va vers l’Autre, dans […] la bonté. »
Quelles sont les ressources de l’orthodoxie et plus généralement du christianisme pour penser et vivre la paix ?
Je peux sembler naïf, mais je crois fermement que les Pères et Mères de notre Église orthodoxe peuvent nous fournir la sagesse suprême pour faire face aux crises modernes. Notre théologie de la paix, basée sur les sources patristiques, est encore rudimentaire. Nous devons la développer de façon qu’elle ne se résume pas à des simples mots, mais soit une inspiration pour maintenir la paix.
Propos recueillis par Veronica Cibotaru et le père Jivko Panev