Andrey Nikolayevich Kotov est le directeur du Chœur Sirine, un ensemble de musique spirituelle russe ancienne. Il est également chanteur et compositeur. Le site Pravoslavie.ru a mis en ligne une interview sur le chant authentique, sa signification et d’autres aspects de l’ancien chant spirituel russe. Nous vous proposons une traduction française de l’interiew.
—Andrey Nikolayevich, pourriez-vous nous parler de votre parcours artistique ? Quand avez-vous embrassé la culture russe traditionnelle ? Comment vous a-t-elle captivé ?
— J’ai adopté la musique traditionnelle il y a longtemps, car je travaillais dans l’ensemble de D. Pokrovsky, qui explorait la culture traditionnelle russe, les traditions cosaques, le théâtre folklorique russe, la poésie spirituelle, et les rituels des Vieux Croyants.
J’ai chanté toute ma vie. Et ma mère chantait aussi. J’ai connu l’opéra et la pop soviétique dans les années 60. J’ai chanté dans une chorale et un ensemble instrumental folklorique. J’ai organisé un ensemble vocal et instrumental à l’adolescence. J’ai chanté aussi des chansons de bardes russes et j’ai fait de la randonnée. J’étais intéressé par toute bonne musique.
J’ai étudié au département de musique folklorique de l’Académie russe de musique Gnessine à Moscou. Cependant, je ne comprenais pas encore le concept de folklore. Et deux semaines seulement après le début de mes études, mon professeur m’a donné un devoir : Je devais transcrire l’enregistrement d’une chanson à trois voix. Et quand je l’ai entendue… j’étais tellement stupéfait ! La combinaison des voix était incroyablement belle. Et j’ai réalisé que cette musique authentique était tellement différente de tout ce que j’avais entendu auparavant. C’était une révélation pour moi.
Le chef de notre département m’a présenté à Dmitry Pokrovsky en 1978. Après avoir servi dans l’armée, j’ai réintégré l’ensemble de Pokrovsky. C’était un groupe légendaire. Ils étaient les premiers à interpréter du folklore authentique plutôt que des chansons folkloriques ringardes. L’ensemble était populaire. Il a rendu le folklore à nouveau pertinent et l’a élevé au rang de musique sérieuse. Nos concerts étaient fréquentés par des écrivains, des poètes, des musiciens… Nous étions amis avec V. Raspoutine, A. Schnitke, et R. Schedrin. Pour eux, nos concerts étaient une bouffée d’air frais. Nous avons pratiquement conquis le cœur de tout le monde en Union soviétique. Nos spectacles ont popularisé le folklore et incité les gens à créer de nouveaux ensembles folkloriques dans de nombreuses villes.
J’ai travaillé dans l’ensemble de Pokrovsky pendant dix ans. Pokrovski souhaitait toujours que ses étudiants s’intéressent à différents domaines. Il m’a donc suggéré d’explorer les poèmes spirituels et la musique russe ancienne. J’étais intéressé par tout ce qui était nouveau, alors j’ai accepté. Pokrovski m’a présenté à des gens qui partaient en expédition ethnologique. J’ai rencontré D.S. Likhatchev et j’ai écouté, émerveillé, ses histoires. Je travaillais à déchiffrer la notation Znamenny [1] dans des manuscrits anciens. C’était très difficile. Si vous décidez d’apprendre à chanter en utilisant la notation Znamenny, cela peut vous prendre un mois, mais son déchiffrage ne peut être réalisé que par des professionnels hautement qualifiés.
Les experts m’ont donné des itinéraires à suivre. A Riga, j’ai rencontré I.N. Zavoloko, un « nastavnik » de Pomor [2], et j’ai copié toutes ses archives ! Lors de ma visite dans la région du Don, j’ai enregistré les chants des Cosaques vieux-croyants. J’ai aussi rencontré les Cosaques de Nekrasov. Ils chantaient de mémoire, sans se référer à aucune notation. Ils conservaient le langage mélodique pré-européen (une des versions) et utilisaient la technique de chant naretchnoïé [3].
—Les chants anciens étaient chantés en utilisant la technique du chant naonnoye [4] Comment cette tradition est-elle perçue aujourd’hui ?
—Quant au chant naonnoïé… Les Vieux Croyants d’aujourd’hui ne le comprennent pas bien, et encore moins ceux qui le dirigent de nos jours. En tant que musicien professionnel, je comprends que toutes les terminaisons de mots dans le chant naonnoïé sont chantées avec une voyellisation. C’est-à-dire que lorsqu’un mot se termine par une consonne mais que la phrase mélodique doit être poursuivie, par exemple lorsque vous chantez le mot « posramikhom », les chanteurs de znameny d’autrefois chantaient un son supplémentaire de « o » pour tenir compte des deux sons supplémentaires qui étaient censés suivre le mot. Mais cet ajout n’avait rien à voir avec le mot, c’était juste un son. Donc, si vous considérez ces sons comme des éléments de liaison plutôt que des parties de mots, alors tout se met en place. Il semble que les personnes qui corrigeaient les anciens livres ne percevaient pas le chant Znamenny [5] comme l’existence d’une parole vivante ; pour eux, c’était juste de la musique. Ils ont été élevés selon le mode de pensée européen qui sépare les mots de la musique. C’est pourquoi ils considéraient que les mots étaient séparés des sons. Pendant ce temps, les personnes qui chantaient déjà des chants de Znamenny, où les phrases mélodiques étaient longues et les mots courts, ajoutaient ces voyelles afin de pouvoir chanter les phrases mélodiques. Pour moi, en tant que chanteur, c’était évident. Si vous le chantez comme un son plutôt que comme un mot, le mot n’est pas déformé.
—Que ressentez-vous quand vous entendez le chant Znamenny ?
Lorsque vous chantez à l’unisson, vous devenez une seule voix avec l’ensemble du chœur. Vous ne vous entendez pas chanter, mais vous entendez la prière et vous êtes présents en elle.
—Dans l’ensemble de Pokrovsky nous avons chanté les stichères de Fyodor Krestyanin transcrits par M.V. Brajnikov. Ces stichera datant du XVIe siècle ont été inclus dans les Chefs-d’œuvre du chant russe ancien publiés dans les années 1970. J’ai été frappé par la puissance du chant et par l’état même du chant à l’unisson. Peu de gens peuvent y parvenir aujourd’hui. Lorsque vous chantez à l’unisson, vous ne vous entendez pas chanter car votre voix se confond avec celle de l’ensemble du chœur. C’est ce qu’on appelle « chanter avec une seule bouche ». On ne peut distinguer ni votre voix, ni celle du chantre. Vous ne vous entendez pas chanter, vous entendez la prière et vous êtes présents en elle. Pour un homme moderne, c’est difficile à comprendre, car nous avons été élevés dans un certain individualisme, nous avons tous notre ego et notre belle voix… Alors que pour les traditionalistes, chanter ensemble signifie éprouver des sentiments ensemble. C’est pourquoi, aucun d’entre eux ne rentrera en compétition avec d’autres chanteurs ou ne se démarquera, car la chose la plus précieuse pour eux est d’être ensemble. Cette idée de chanter « avec une seule bouche » est la chose la plus précieuse dans le chant à l’unisson. Les modes, les rythmes ou les tonalités peuvent changer, mais ce n’est pas important. Lorsque je partais en expédition ethnologique, mon objectif n’était pas une simple collecte de matériaux, je voulais comprendre pourquoi les chants znamenny sont chantés de cette manière particulière et d’aucune autre.
—Comment le chant traditionnel russe vous aide-t-il dans la vie ?
—Nous ne cessons de prononcer le mot « tradition », mais qu’est-ce que cela signifie ? C’est un ensemble d’expériences positives qui se transmet de génération en génération parce qu’il est bon. Comme les recettes traditionnelles de notre grand-mère, nous les recevons de nos ancêtres, car malgré le caractère temporel de toute chose dans ce monde, certaines choses précieuses peuvent être transmises aux générations futures. Et cela est fait d’une manière qui est racontable et précieuse pour les enfants.
Le chant traditionnel fait partie de la vie traditionnelle. S’il n’y a pas de société traditionnelle, il n’y aura pas de chant traditionnel. Il deviendra un art archaïque ou disparaîtra tout simplement. Je suis un musicien professionnel et tout cela est de la musique pour moi, mais lorsque j’ai rencontré des traditionalistes au cours de mes expéditions, j’ai été surpris qu’ils ne disent jamais des choses comme : « Maintenant, nous allons vous chanter un grand chant russe ! » Ils disaient simplement : « Nous allons vous chanter notre chant. » Ils vivaient dans ce chant ! Ils communiquent les uns avec les autres lorsqu’ils chantent. La véritable culture traditionnelle implique une liberté totale quant à la langue que ces personnes parlent.
Je ne peux pas chanter d’autres mélodies dans les chants de Znamenny, mais lorsque je chante en suivant la notation de Znameny, je sens que je suis une création de Dieu.
Je ne peux pas chanter d’autres mélodies dans les chants Znamenny, mais lorsque je chante en suivant la notation Znamenny, je n’ai aucun problème d’auto-identification. Je deviens une partie de la prière et je sens que je suis une création de Dieu. Je commence à comprendre la valeur et la signification des mots d’une manière différente. Lorsque nous chantons sur scène, nous partageons nos expériences. Et lorsque je chante des chants Znamenny ou que je lis le Psautier, les mots prennent vie et je les entends. Pourquoi l’intonation est-elle interdite dans les lectures à l’église ? Pour empêcher le lecteur d’imprégner le sens des mots de ses émotions. Si je n’ajoute pas mes propres émotions, je commence à entendre les mots – et ils peuvent me révéler quelque chose que je ne connais pas. Cette découverte potentielle est inhérente à la lecture à l’église, aux chants de Znamenny et à la culture traditionnelle dans son ensemble. Cela signifie la liberté au sein de la langue. Une liberté interne. La liberté, plutôt que l’anarchie.
—Avons-nous un rythme interne ? Comment nous influence-t-il ou influence-t-il la musique populaire ?
—Il y a les chansons populaires paysannes du XIXe siècle, et il y a le rock russe. En quoi est-il différent du rock anglais ? Les rockeurs russes pensent en langue russe. Le mélodisme traditionnel de toute nation est formé par la langue, et les mots prononcés par les gens ont une intonation. La seule différence entre le chant et la parole est que cette intonation devient rythmique. Aujourd’hui, vous pouvez écouter ce que vous voulez. Lorsque vous écoutez, un hémisphère de votre cerveau est en contrôle, mais lorsque vous chantez, le contrôle est transféré à l’autre hémisphère. Pour adhérer à une culture, il faut la pratiquer, l’accepter et la faire sienne. C’est alors que l’on éprouve un sentiment d’appartenance. Écouter de la musique, c’est comme recevoir une drogue à petites doses. Lorsque vous vous produisez ou du moins assistez à un concert en direct, votre perception de la musique change radicalement.
En ce qui concerne le rythme interne des gens… Eh bien, il suffit de vérifier votre pouls – c’est votre rythme interne. Il existe un concept d’harmonie intérieure, lorsque le rythme de votre respiration, de votre cœur et de vos émotions est en harmonie. J’ai lu quelque part que courir était mauvais pour les gens. Lorsque les chiens ou les chevaux courent, c’est normal pour eux, mais ce n’est pas bon pour l’homme. Les gens courent dans deux cas : lorsqu’ils poursuivent quelqu’un ou lorsqu’ils fuient quelqu’un. Dans ces cas, les états physiques et émotionnels des personnes sont alignés et ne leur font pas de mal. Cependant, si vous courez mais que votre état émotionnel est à zéro, cela crée une pression énorme sur votre corps. Le chant et la danse, par exemple, harmonisent les rythmes internes des personnes. Lorsque les gens savent chanter et danser, ils peuvent très bien gérer leurs rythmes.
—Que pensez-vous du remplacement des chants traditionnels russes Znamenny par des chants européens à plusieurs voix [6] ?
Si nous étions à la fin du XVIIe siècle, il serait pertinent de parler du chant à plusieurs voix. Aujourd’hui, le chant à plusieurs voix fait partie de notre culture.
—Le système Znamenny était à 80% verbal. Quel est le dernier livre qui a été converti en notation Znamenny ? L’Obikhod— une collection de chants liturgiques. Pourquoi ? Parce que c’était clair pour tout le monde. Lorsque les enfants atteignaient l’âge de sept ans, tout le système d’intonation leur était déjà familier. Ils savaient qu’un certain symbole était utilisé pour indiquer une certaine phrase mélodique, et c’était tout. Cette approche était basée sur la vie réelle de l’église. De nos jours, nous essayons artificiellement d’obtenir quelque chose qui était naturel pour nous. Cela donne lieu à des problèmes grotesques de contraste entre la signature naretchnoye et naonnoye dans les chants Znamenny. Si nous voulons montrer que nous sommes les seuls à bien faire les choses, ce n’est rien d’autre que de la folie et de l’orgueil.
Si nous vivions à la fin du XVIIe siècle, il serait pertinent de parler du chant à plusieurs voix, mais le son harmonique du chant à plusieurs voix fait partie du code génétique des gens depuis trois cents ans. C’est naturel, et le besoin de le faire est naturel. Les chants cosaques modernes ont été écrits au XIXe siècle, ils ont donc été influencés par le chant à plusieurs voix. La langue était associée au chant d’église. Le chant à plusieurs voix fait partie de notre culture et on ne peut pas simplement s’en débarrasser. Si nous voulons changer quelque chose, nous devons changer nos vies. Et les chants de Znamenny doivent être chantés de manière à ce que les gens aient envie de les écouter.
—Peut-on revenir à un mode de vie traditionnel ?
—On ne peut pas restaurer quelque chose pour qu’il soit exactement comme avant. Si nous voulons avoir une culture traditionnelle de haut niveau, nous devons revenir à la vie dans les villages. Cela prendra 100, peut-être 200 ou 300 ans, et une tradition durable émergera. Nous ne savons pas ce qu’il en sera, mais nous pouvons créer des conditions favorables au développement des traditions. Sinon, il s’agirait simplement de reconstruire le passé.
Vladimir Basenkov
Entretien avec Andrei Kotov
Traduction par Talyb Samedov
1/3/2022
[1] Les Znamenny (également connus sous le nom de kiouki (crochets)) sont des symboles de l’ancienne notation musicale russe non linéaire consistant en une combinaison de tirets, de virgules et de points. Ces symboles sont d’origine byzantine et étaient utilisés dans les chants religieux russes. Les symboles étaient utilisés pour indiquer la hauteur de la voix, le ralentissement ou l’accélération du tempo, et l’accentuation du son.
[2] Les Pomor sont les gens qui vivent « po more », c’est-à-dire au bord de la mer. Il s’agit des peuples qui vivent dans le nord de la Russie, au bord de la mer Blanche et de la mer du Nord. Le « nastavnik » était, chez les vieux croyants qui ne reconnaissaient pas la prêtre, un laïc qui dirigeait la communauté.
[3] Le chant naretchnoïé est un type de chant Znamenny apparu au XVIe siècle et devenu populaire dans les années 1640. Il est considéré comme plus accessible que le chant naonnoïé car il ne nécessite pas la prononciation de sons réduits au milieu ou à la fin des mots.
[4] Le chant naonnoïé est un type de technique de chant Znamenny où les sons semi-voyelles réduits du slavon ecclésiastique (représentés par les lettres Ъ et Ь) sont chantés comme « o » et « ié » respectivement.
[5] Le chant znamenny (également connu sous le nom de chant kriukovoïé) est un type de chant d’église basé sur l’exécution à une seule voix (unisson).
[6] Le chant à plusieurs voix est un type de chant d’église basé sur le chant choral polyphonique.