« Pour devenir maître de ses pensées », une interview de Jean-Claude Larchet

Version originale française de l’interview de Jean-Claude Larchet parue en roumain dans la revue du monastère de Putna Cuvinte către tineri [Paroles adressées aux jeunes], n°17, 2024, pp. 62-67

1. Comment garder notre esprit intact afin que nous puissions prier tout en étant exposés à un afflux d’informations sans précédent ?

Nous ne sommes pas exposés à un afflux d’informations dans précédent : c’est nous-mêmes qui nous y exposons ; c’est notre volonté et notre responsabilité qui sont en jeu. Personne n’est obligé d’être sur les réseaux sociaux. Personnellement, je ne suis inscrit sur aucun. Des personnes qui aiment mes livres avaient créé une page Facebook à mon nom. Je leur ai demandé de l’enlever. On n’est pas non plus obligé de recevoir des messages et d’en envoyer sur son smartphone. Personnellement j’ai un smartphone qui est réglé pour ne recevoir que les appels d’un très petit nombre de personnes – la majorité étant des membres de ma famille – qui peuvent me contacter ou que je peux contacter en cas de nécessité ; les appels d’autres personnes sont bloqués et mon téléphone ne sonne pas ; quand je sors, je l’oublie d’ailleurs très souvent à la maison. En ce qui concerne les emails, on peut aussi faire une sélection, d’abord en ne donnant pas son adresse à tout le monde, ensuite en ne répondant pas à tous les emails. L’Internet est bien utile pour faire des recherches, mais il faut en limiter l’usage, en ne se laissant pas, par exemple, entraîner à suivre les liens proposés. On n’est pas non plus obligé de regarder la télévision, et si on la regarde, on doit veiller à en limiter l’usage aux émissions informatives et formatrices, que l’on trouve notamment sur les chaînes culturelles. Par rapport à toutes les sollicitations extérieures, venant en particulier des médias numériques, il faut faire une sélection a priori ; cela s’apprend ; et il faut que les enfants, dès l’école primaire, fassent cet apprentissage sous la conduite d’enseignants qui sont eux-mêmes capables de maîtriser les médias. Il faut évidemment que les parents eux aussi montrent l’exemple, car comment des parents qui sont constamment sur leur smartphone pourraient exiger de leurs enfants qu’ils ne fassent pas la même chose ?

Je dois ajouter que le flux de pensées que l’homme doit gérer est d’abord un flux interne. Nous ne cessons de penser, de nous souvenir, d’imaginer ; il est même impossible de ne pas penser (saint Grégoire de Nysse l’avait déjà fait remarquer). La Philocalie est un recueil de textes des Saints Pères, dont l’un des principaux buts est d’apprendre à gérer ce flux interne au moyen d’une attitude fondamentale pour la vie spirituelle – plus précisément d’abord pour éviter les mauvaises pensées, ensuite pour faire place à la prière – qui est ce que les Pères grecs appellent la nepsis, qui signifie à la fois vigilance et sobriété, et que l’on traduit souvent en français, pour intégrer ces deux aspects, par « vigilance sobre » ou par « sobriété vigilante ». Cette attitude est si importante que le titre complet de la Philocalie est Philocalie des Pères neptiques, c’est-à-dire Philocalie des Pères vigilants. Cette attitude s’acquiert progressivement par des exercices continuels, par un travail intérieur qui permet, au bout d’un certain temps, de ne plus être soumis au flux intérieur de ses pensées (de ne plus en être l’esclave), mais de devenir maître de ses pensées, c’est-à-dire d’abord de les voir arriver, puis de discerner celles qui sont bonnes et celles qui ne le sont pas, puis de rejeter les pensées mauvaises (ou, quand on prie, toutes les pensées qui ne sont pas celles de la prière). Il se réalise ainsi une purification intérieure, mais aussi une amélioration de nos dispositions intérieures et de notre comportement extérieur, car nos dispositions, notre comportement et nos actes dépendent de nos pensées.

2. Quelles sont vos attentes, en tant que fidèle laïc, à l’égard des membres des communautés monastiques d’aujourd’hui ?

On devient moine pour faire son salut, le monastère constituant un endroit à l’écart du monde, qui en évite l’agitation et les soucis, et permet de se consacrer pleinement à l’ascèse et à la prière.

Il y a pour les moines – et d’abord pour l’higoumène qui dirige la communauté – un danger de faire entrer dans le monastère le monde que l’on a quitté – par exemple sous forme d’organisation de cessions ou de camps de jeunes –, ou de quitter régulièrement le monastère sous prétexte de mission (confessions, prédications, conférences, etc.).

Cela dit, les monastères ont toujours joué un rôle important dans la vie des fidèles qui souhaitent mener une vise spirituelle sérieuse et approfondie. Il y trouvent ce qu’ils ne trouvent pas dans la plupart des paroisses, en particulier l’exemple d’un mode de vie totalement consacré à Dieu, dans une vie communautaire fondée sur l’amour mutuel des frères ou des sœurs, et des conseils sur la vie ascétique (le combat contre les passions, l’acquisition des vertus, la pratique de la Prière de Jésus) que, généralement, ils ne reçoivent pas dans leur paroisse. Ils peuvent aussi se confesser auprès de pères spirituels expérimentés (dans les meilleurs des cas doués de charismes) et recevoir d’eux des conseils avisés, capables de les faire progresser, voire de changer leur vie.

Mais les fidèles qui viennent dans les monastères (et peuvent y séjourner quelques jours) doivent y venir en tant que pèlerins, dans le cadre d’une démarche personnelle, où ils se fondent discrètement dans le rythme des services liturgiques, et non dans le cadre de démarches collectives. De même, la sortie de moines (et notamment de l’higoumène) pour aller dans le monde doit être limitée au strict nécessaire et ne pas devenir une pratique habituelle, voire un système, comme on le voit dans certains monastères, qui finissent par perdre de vue la finalité de la vie monastique et même l’identité de celle-ci. C’est d’ailleurs en préservant strictement leur mode de vie retiré de monde que les monastères peuvent avoir le plus d’impact positif sur les fidèles, qui viennent justement dans les monastères pour y rencontrer un mode de vie différent de celui du monde et en rupture par rapport à celui-ci.

3. Le multiculturalisme et la mondialisation sont-ils des problèmes ou plutôt des défis fructueux ? Quelle est, selon vous, la pensée de Dieu pour les fidèles chrétiens orthodoxes dans le contexte social actuel ?

Le multiculturalisme et la mondialisation sont deux processus différents mais qui ont le même effet négatif : une perte progressive d’identité des sociétés traditionnellement chrétiennes, le premier par une relativisation ou un mélange des cultures, le second par la suppression des frontières dans tous les domaines, notamment dans le domaine éthique, avec l’imposition, par les institutions mondiales (comme l’OMS) ou européennes, de lois légitimant et banalisant des comportements et des pratiques qui ne sont pas conformes à l’éthique chrétienne (avortement pour convenance personnelle, euthanasie, déviations sexuelles, changement de sexe, mariages homosexuels, procréation médicalement assistée pour les couples homosexuels ou les femmes seules, recours à des mères de substitution, etc.). Le processus de « contamination » est souvent rapide : en Grèce, pays traditionnellement orthodoxe, on a pu observer, à partir de l’intégration du pays à la Communauté européenne, une détérioration rapide des structures familiales traditionnelles et que l’on croyait solides, et le phénomène de sécularisation qui affectait depuis longtemps les autres pays d’Europe occidentale.

En tant que chrétiens nous ne pouvons pas nous opposer aux lois de nos pays respectifs (car dans la plupart de ces pays nous sommes devenus minoritaires, sans pouvoir et sans influence), mais il est vital de préserver notre identité, c’est-à-dire nos valeurs spécifiques et notre mode de vie particulier. Il est important que, à l’occasion des différentes réformes sociétales, ces valeurs soient rappelées (par le clergé, mais aussi par les théologiens qui réfléchissent sur les questions éthiques) et que la vie communautaire se resserre pour renforcer le sentiment d’appartenance à l’Église. Celle-ci, il ne faut pas l’oublier, est la vraie société des chrétiens, qui sont eux-mêmes, selon l’expression de saint Paul, des « hommes nouveaux » dont les modèles sont le Christ et les saints qui ont acquis la ressemblance à Lui.

4. Quelle est l’importance de la relation avec une personne dans la guérison d’une dépendance ? Y a-t-il des exemples et des conseils à ce sujet dans les écrits des Saints Pères ?

Face à la dépendance d’une personne, ses parents, proches et amis sont malheureusement presque toujours impuissants. Ils peuvent cependant aider d’une manière indirecte, car la dépendance est toujours un moyen de fuir une réalité difficilement supportable, ou un moyen de trouver une satisfaction plus grande que celle qu’offre la réalité. L’attention et l’amour que l’on porte à une personne dépendante peuvent l’aider à trouver plus de satisfaction dans le monde réel qui l’entoure. Les vrais amis (ceux de la vie réelle) peuvent faire expérimenter aux amateurs des faux amis et des « like » superficiels de Facebook la richesse et la joie d’une amitié véritable.

Mais pour être libéré d’une dépendance, la personne qui peut le plus aider est le père spirituel. Je ne parle pas du prêtre de paroisse à qui l’on se confesse de temps en temps, rapidement, et sans avoir avec lui une relation approfondie, mais d’un père spirituel compatissant, aimant et priant, sur lequel on peut compter à tous les instants, et qui suit de manière permanente l’état de son enfant spirituel, en lui donnant continuellement les conseils adéquats pour se libérer de sa dépendance. Cela ne peut être le fait du seul père spirituel (bien qu’il y ait parfois des miracles de la part de pères spirituels charismatiques) mais cela suppose aussi un travail, une volonté et  effort de la part de celui qui est dépendant, autrement dit cela doit s’accomplir dans le cadre d’une collaboration étroite, avec, je le rappelle, un vrai suivi de part et d’autre.

Le père spirituel, surtout s’il est un moine engagé dans la vie ascétique traditionnelle, est un expert dans la libération par rapport à une dépendance, et même par rapport à une multitude de dépendances. Car nous sommes tous, en tant que membres d’une humanité déchue, dépendants d’une multitude de passions, qui sont fortement implantées en nous-mêmes et qu’il est difficile d’éliminer. La vie ascétique n’est rien d’autre qu’un effort permanent et méthodique de libération par rapport à ces passions. Et d’ailleurs il est fréquent que le mot « liberté » soit utilisé comme un équivalent du mot « apatheia » (impassibilité) que l’on trouve dans les textes patristiques pour désigner un état atteint par celui qui a en lui maîtrisé les passions.

Cela répond à la seconde partie de votre question : les écrits ascétiques des Saints Pères fournissent la méthode à suivre pour se libérer de cette forme fondamentale de dépendance que constituent les passions, et cette méthode est en fait utilisable pour toutes les autres formes de dépendance, y compris celles qui n’existaient pas à l’époque où les Pères ont composé leurs traités, car elle est fondée, comme je l’ai expliqué dans une réponse précédente, sur une maîtrise des pensées qui sont à la source de tous les comportements.

5. Quelle est la maladie de l’âme dont l’homme contemporain est le moins conscient, qui l’éloigne de Dieu sans même s’en rendre compte ?

Pour donner une réponse classique, qui est aussi valable pour toutes les époques, on peut dire que c’est l’orgueil, qui nous donne une impression d’autonomie et d’autosuffisance, et donc nous rend oublieux de notre dépendance à Dieu et de la relation que nous avons avec Lui par nature objectivement (en tant qu’êtres créés à Son image) et que nous devons avoir aussi subjectivement, en tant que personnes, par notre foi et toute notre vie spirituelle.

On peut dire aussi que c’est la philautia, l’amour égoïste de soi, que les Saints Pères considèrent comme la mère de toutes les passions, qui est un état fondamental de l’homme déchu, et qui est un obstacle spontané à l’amour de Dieu et à l’amour du prochain.

Mais on peut dire plus largement que l’homme déchu est a priori inconscient de toutes ses passions, qu’il considère comme des tendances naturelles, définissant, selon leur proportion et leur mélange, le caractère de chacun.

Tout cela constitue ce que j’’ai appelé, dans mon livre L’inconscient spirituel, un « inconscient déifuge », c’est-à-dire qui tend à nous éloigner de Dieu.

Mais heureusement il y a aussi en nous un inconscient que j’ai appelé « théophile » qui nous rattache à Dieu, et qui explique que tous les hommes ont en eux un besoin de transcendance, et par là un besoin de religion ou du moins de spiritualité. Malheureusement, ce besoin se satisfait souvent par de pseudo-religions et de pseudo-spiritualités. C’est pourquoi l’Église demande dans sa prière en s’unissant à celle du Christ : « … qu’ils Te connaissent Toi le seul vrai Dieu » (Jn 17, 3).

La tâche missionnaire de l’Église est de faire connaître le vrai Dieu et la vraie façon de lui rendre grâce (c’est le sens étymologique du mot ortho-doxie – croyance et célébration justes et droites). L’Église doit s’appuyer sur cette tendance vers la transcendance qui se trouve au fond de tout homme, en révélant son but véritable ; c’est ce qu’a fait saint Paul quand il s’est adressé aux Athéniens : « Hommes Athéniens, je vous trouve à tous égards extrêmement religieux. Car, en parcourant votre ville et en considérant les objets de votre dévotion, j’ai même découvert un autel avec cette inscription: “À un dieu inconnu !” Ce que vous révérez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce » (Actes 17, 22-23).

En ce qui concerne chacun de nous, la tâche est de travailler, par la vie ascétique, à réduire en nous la part de l’inconscient spirituel en prenant conscience des passions sous-jacentes à nos états, à nos dispositions, à nos pensées, et à nos actes, ce qui se fait par la pénitence intérieure et par la manifestation des pensées et la confession, et en acquérant la conscience que ce qui nous relie à Dieu (Son image qui est en nous) – c’est ce que les Pères appellent la connaissance de soi dans sa forme la plus fondamentale – et en concrétisant cette conscience par l’acquisition des vertus (par lesquelles se forme en nous la ressemblance à Dieu). C’est le rôle de la vie spirituelle en Christ, nourrie par les saints mystères de l’Église, de réaliser cela.

6. Quelle est la disposition de l’âme qui rapproche le plus facilement l’homme de Dieu ?

D’abord la pénitence, par laquelle, premièrement, nous prenons conscience de nos péchés qui nous ont séparés de Dieu, et de nos passions qui nous maintiennent éloignés de Lui, et par laquelle, deuxièmement, nous nous désolidarisons de ces péchés et de ces passions.

Ensuite la prière, qui est le mode fondamental de notre relation à Dieu. En priant constamment, nous sommes constamment proches de Dieu, et même unis intimement à Lui si notre prière est pure et s’accomplit avec une âme et un cœur purifiés.

7. Comment rechristianiser la culture d’aujourd’hui ?

Les pays occidentaux dont la culture a été pendant un, voire presque deux millénaires, fondée sur les valeurs chrétiennes, se sont déchristianisés à une vitesse vertigineuse. Selon des statistiques récentes, il y a aujourd’hui en France plus de 50% de jeunes qui ne croient pas en Dieu. En Europe occidentale, le catholicisme a connu une décroissance rapide depuis les années 60 du siècle dernier, et les communautés protestantes – luthérienne et réformée – se portent encore plus mal, étant soumises à un processus de sécularisation massive. Les réformes sociétales progressivement appliquées par tous les pays occidentaux, dont j’ai parlé précédemment, sont le signe d’une perte des repères fondamentaux de la morale d’inspiration chrétienne. La violence et les comportements sauvages se multiplient dans nos sociétés. La notion du bien et du mal se perd, y compris chez ceux qui devraient être les premiers à l’avoir et à l’exposer (en France, le Président du Comité National d’Éthique n’a pas hésité à dire : « Je ne sais pas ce que sont le bien et le mal, et vous avez de la chance si vous le savez vous-même ! »). La religion étant abandonnée, la morale n’est plus enseignée nulle part, et ne peut d’ailleurs plus avoir de fondement solide, car seul Dieu, qui est absolu, peut donner à la morale un fondement absolu. Comme le disait Dostoïevski, « si Dieu n’existe pas, tout est permis ».

Beaucoup d’adultes et la plupart des jeunes sont déboussolés dans ce monde qui a relativisé toutes les valeurs. Mais là est peut être le salut : beaucoup souffrent de cette situation qui apparaît finalement invivable. Beaucoup se réfugient dans les drogues numériques pour y échapper, mais cela ne résout rien, et au contraire, cela aggrave le problème, car les réseaux sociaux contribuent largement à la décomposition du monde.

On constate depuis quelques années, d’abord aux États-Unis puis en Europe occidentale, que de nombreuses personnes – en majorité de jeunes adultes – se tournent vers l’Église orthodoxe et s’y convertissent, parce qu’ils perçoivent que c’est elle qui  a le plus et le mieux conservé le christianisme authentique et ses valeurs, grâce à son respect de la Tradition qui la rattache de manière vivante à foi des origines – celle léguée par le Christ et par les Apôtres, celle entretenue par les Saints Pères, celle incarnée par les grands spirituels de notre époque, celle que vivent les chrétiens orthodoxes les plus engagés, laïcs et moines. C’est par l’exemple que ceux-ci donnent au monde d’une vie éclairée, droite et épanouissante, que le christianisme peut redevenir contagieux et se répandre à nouveau.

Interview réalisée par l’Archimandrite Dosoftei Dijmărescu

À propos de l'auteur

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Jivko Panev

Jivko Panev, cofondateur et journaliste sur Orthodoxie.com. Producteur de l'émission 'Orthodoxie' sur France 2 et journaliste.
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