Kathy Rousselet, La Sainte Russie contre l’Occident, Éditions Salvator, 2022, 173 pages, 18,50 €.
Kathy Rousselet est directrice de recherche à Sciences Po et spécialiste des transformations sociales et religieuses en Russie post-soviétique. Son dernier ouvrage, La Sainte Russie contre l’Occident, qui vient juste de paraître, est publié à point nommé pour aider à mieux comprendre la situation tragique qui affecte l’Ukraine et sa population aujourd’hui avec ses répercussions dans le monde entier et plus particulièrement les aspects religieux orthodoxes de celle-ci. L’un des grands intérêts de cet ouvrage est qu’il replace les évènements qui se déroulent aujourd’hui dans un temps plus long, les trente dernières années principalement, et dans les différents contextes traversés afin de favoriser une analyse plus approfondie. L’auteure s’attache à expliquer pourquoi l’Église orthodoxe russe (Patriarcat de Moscou) soutient et justifie l’action offensive du pouvoir politique russe dans le conflit en Ukraine. Pour cela, elle examine les relations de l’Église et de l’État, tout comme de l’Église et de la société, mais aussi de l’Église orthodoxe russe avec le monde tant au sein de l’orthodoxie mondiale (la crise avec le Patriarcat de Constantinople) que dans sa vision de la société occidentale et de ses orientations actuelles.
Plusieurs éléments ressortent de son analyse. Tout d’abord, le poids des héritages : l’héritage soviétique et l’imaginaire impérial. La chute de l’URSS est vue comme une “catastrophe historique”, aussi bien par le président russe que par le patriarche. Toutefois, il importe de souligner que ce n’est pas tant la chute du communisme qui est regrettée que la cohabitation des peuples qui existait au sein de l’URSS, au moins en apparence, car pour beaucoup cette union était forcée. Cette nostalgie d’une grandeur passée, qui était aussi celle de l’Empire russe avant l’URSS, de son rôle géopolitique mondial, explique le succès de la notion civilisationnelle de “monde russe”. Selon celle-ci par-delà les frontières étatiques de la Fédération de Russie, il existe un ensemble de peuples et de pays héritiers de la Rus de Kiev appelé à être uni culturellement et spirituellement et au-delà encore une diaspora qui s’y rattache. Selon la perspective russe, Moscou y tient un rôle central et unificateur. Cette vision soutient également l’affirmation par l’Église russe de son caractère supra-étatique, son territoire canonique revendiqué regroupant de nombreux pays dont l’Ukraine. Du côté ukrainien, de nombreux auteurs ne partagent pas cette analyse et estiment que deux nations différentes sont nées de la Rus de Kiev (et plus récemment la Biélorussie). Pour d’autres encore, seule l’Ukraine est héritière de la Rus de Kiev. Nous sommes là dans un conflit de mémoires.
D’autre part, Kathy Rousselet aborde les jeux de pouvoir complexes et leurs évolutions tant à l’intérieur de l’Église, qui est traversée par différents courants antagonistes, qu’entre celle-ci et l’État. Elle note pour ce dernier point le double intérêt d’une collaboration des deux. Après 1991, “La volonté d’expansion de l’Église l’a incitée à chercher le soutien de l’État”. De l’autre côté, “Le pouvoir poutinien a appelé au développement des valeurs spirituelles et morales et a trouvé dans l’Église un appui symbolique”. Notons au passage que cet appui a été aussi recherché par l’État russe vis-à-vis des autres traditions religieuses comme le montre l’inauguration à Moscou en 2015 par le président russe de la plus grande mosquée d’Europe en présence d’un aréopage international. Toutefois, il convient de noter que la Russie n’a pas l’exclusivité de ce type de relation, une collaboration de l’État et de l’Église, que l’on peut aussi trouver dans plusieurs autres pays à majorité orthodoxe, pour n’évoquer que cette tradition religieuse. Cette problématique n’est pas récente. On la retrouve même dès les débuts du christianisme. On en trouve un écho dans les épîtres de l’apôtre Paul, comme dans l’Épître aux Romains (13, 1) et dans la Première épître à Timothée (2, 2-4). En Russie, elle est au cœur du conflit, exemplaire à cet égard, entre les héritiers de saint Nil de la Sora (vers 1433-1508), qui prônait un retrait du monde et une vie évangélique dans la pauvreté, et de saint Joseph de Volokolamsk (1440-1515), en faveur d’une collaboration avec l’État pour accroître les moyens de l’Église afin d’agir dans le monde (voir le chapitre qu’y consacre Élisabeth Behr-Sigel dans son livre intitulé Prière et sainteté dans l’Église russe). Toutefois cette question, avec ses puissants et parfois funestes antagonismes au sein des croyants, n’est pas propre à l’Église russe, elle traverse toute l’orthodoxie, par-delà tout le christianisme et on peut la retrouver dans d’autres traditions religieuses (par exemple dans l’islam avec les exécutions d’al-Hallaj et de Sohrawardi d’Alep, mais bien avant on pourrait aussi mentionner la mort de Socrate à Athènes et bien sûr la Passion et la Crucifixion). Finalement, elle s’avère universelle.
Un autre point abordé, qui a fait couler beaucoup d’encre, est celui de la rhétorique utilisée par le patriarche pour soutenir l’effort de guerre russe. Ainsi, le 6 mars 2022, il a notamment déclaré : « Nous sommes engagés dans une lutte qui n’a pas une signification physique, mais métaphysique », en donnant ainsi au conflit une dimension spirituelle qui fut beaucoup commentée, certains pour l’appuyer, d’autres pour s’en distancier, d’autres encore pour la condamner. Cette déclaration, comme d’autres, s’inscrit, ainsi que l’analyse Kathy Rousselet, dans un discours qui dénonce les valeurs occidentales actuelles. Celui-ci n’est pas nouveau et là aussi se retrouve dans d’autres Églises orthodoxes et par-delà l’orthodoxie et le christianisme. Mais c’est l’association partisane avec la guerre en cours et les innombrables souffrances qu’elle engendre qui a été relevée et qui a suscité la controverse.
Enfin, l’auteure s’attache aussi à montrer les divergences d’avis sur la situation et les prises de position officielles du patriarche Kirill (Cyrille) sur ce sujet. Certains les soutiennent, d’autres font silence et certains font part de leur désaccord, c’est le cas, pour ne citer qu’eux, des métropolites Innocent de Vilnius, Jean de Doubna à Paris et Hilarion (Alfeyev) qui a été muté en Hongrie en juin dernier, peut-être en raison de son opposition qu’il a exprimée à la guerre s’interroge Kathy Rousselet, alors qu’il était l’un des plus importants hiérarques de l’Église russe après le patriarche.
Un livre passionnant, riche en informations, qui aide à démêler la complexité des situations et qui éclaire un sujet devenu malheureusement et tragiquement central dans l’actualité internationale.