Le 27 avril, une conférence intitulée « Consultation de Rome » s’est tenue dans la capitale italienne, où théologiens, historiens, sociologues, juristes et experts dans le domaine des relations œcuméniques ont analysé le respect des normes de liberté religieuse en Ukraine à l’exemple des pressions exercées sur l’Église orthodoxe ukrainienne (sous l’omophore du métropolite Onuphre) par les autorités locales et nationales. Cette conférence, comme la précédente à Berlin, a été organisé à l’initiative du site Baznica.info et de la Fondation Saint-Meinard (l’Église luthérienne de Lettonie).
D’emblée, les participants ont formulé l’objectif de la réunion comme suit : « Nous soutenons l’Ukraine dans sa juste guerre défensive contre la Russie et pensons que les actions légales et justifiées des services spéciaux et des organes de l’État pour protéger l’ordre constitutionnel et empêcher le collaborationnisme et l’espionnage contre des individus spécifiques qui ont commis des crimes s’inscrivent dans le cadre légal. En même temps, nous ne pouvons pas partager la rhétorique qui exploite la thèse de la responsabilité collective de l’ensemble de la communauté religieuse pour les actions de ses membres individuels ou même de ses clercs.
Nous plaidons pour que, même dans un contexte de guerre avec le régime totalitaire russe, l’Ukraine reste attachée aux valeurs démocratiques, dont l’une des valeurs fondamentales est la liberté de religion ».
Ont participé à la consultation les prêtres du patriarcat de Constantinople Andrée Kordochkin (Pays-Bas) et Georges Ashkov (France), l’historien et sociologue Nikolai Mitrokhin, les théologiens Dimitri Krikhan et Yustina Panina, l’avocat et prêtre Nicétas Chekman, le journaliste et militant des droits de l’homme Denis Lapin et d’autres encore.
Le journaliste Denis Lapin a fait remarquer que les accusations portées contre le métropolite de Sviatogorsk sont fondées sur une vidéo datant de 2023, dans laquelle le hiérarque mentionne l’emplacement de barrages routiers de l’armée ukrainienne. « Avec les systèmes de surveillance modernes, nous parlons de petites localités où tout le monde se connaît, mais c’est un secret de Polichinelle », a déclaré le journaliste.
Il a également évoqué la répression de l’Union des journalistes orthodoxes. « On peut avoir des attitudes différentes à l’égard de leurs activités, mais plusieurs représentants de l’Union ont été arrêtés et se trouvent actuellement dans des centres de détention provisoire. Et nous ne voyons pas que la communauté journalistique d’Ukraine s’en préoccupe d’une manière ou d’une autre. Tout le monde s’est contenté de republier le communiqué de presse du service de sécurité et de dire : « Eh bien, c’est clair, les ennemis ont été trouvés, les ennemis sont punis ». En d’autres termes, la situation est loin d’être normale ». – a souligné M. Lapin.
Il a également évoqué de nouveaux cas de saisie d’églises et d’expulsion de communautés de l’Église orthodoxe ukrainienne, notamment dans la ville d’Irpen et le village de Lesniki.
Nicolas Mitrokhin a présenté les données du suivi des pressions exercées sur le clergé et les paroisses de l’Église orthodoxe ukrainienne, réalisé de février à avril, entre les consultations de Berlin et de Rome.
« Tout d’abord, nous devons parler du changement de position de l’Église orthodoxe russe qui, lors de la réunion du Congrès mondial du peuple russe du 27 mars 2024, a affirmé beaucoup plus clairement son soutien à la guerre. En principe, l’Église orthodoxe russe s’est dotée d’une structure politique lui permettant de faire des déclarations tranchantes en faveur du régime de Poutine et de la guerre, et ce Congrès mondial du peuple russe remplit la même fonction que les « chrétiens allemands » pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’une sorte de structure politique placée sous l’égide de l’Église, qui est de facto responsable des déclarations politiques. Étant donné que le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe soutient dans ses déclarations les décisions prises par le Congrès mondial du peuple russe et approuve l’activité du patriarche au sein de ce Congrès, nous pouvons dire que, par le biais de cet instrument, l’Église orthodoxe russe souscrit en fait à une terminologie de plus en plus dure en faveur de la guerre. La désignation de la guerre comme une « guerre sainte », la présentation des revendications territoriales de l’Ukraine dans les mêmes « recommandations » et d’autres déclarations faites le 27 mars, font passer l’Église orthodoxe russe à un autre niveau. La résolution de l’APCE note que l’Église orthodoxe russe est désormais considéré par les organisations internationales comme l’une des structures russes soutenant la guerre. Il s’agit d’une nouvelle qualité de l’Église orthodoxe russe, qui a immédiatement entraîné de graves problèmes avec les diocèses étrangers, principalement européens, à commencer par les États baltes, où des responsables gouvernementaux ont déjà commencé à évoquer la possibilité d’interdire l’Église orthodoxe russe en tant que structure qui soutient et justifie idéologiquement la guerre », a déclaré N. Mitrokhin.
La deuxième tendance décrite par le sociologue est la poursuite évidente de la saisie par l’Église orthodoxe russe des diocèses de l’Église orthodoxe ukrainienne dans les territoires occupés de l’Ukraine. La plupart des évêques des territoires occupés se sont installés sur le territoire ukrainien, qui est contrôlé par le gouvernement de Kiev, et ne soutiennent pas l’occupation. Certains cas de saisie se produisent avec des formulations temporaires « jusqu’à ce que la situation soit réglée ». Dans d’autres cas, les diocèses sont complètement pris en charge, avec un degré de certitude flou quant au vote du clergé.
Dans ce contexte, l’Église orthodoxe ukrainienne adopte une position tout à fait claire. Elle a rapidement condamné « les recommandations » » du Congrès mondial du peuple russe. Elle a même déclaré qu’il ne s’agissait pas du christianisme. En d’autres termes, sur le plan politique, l’Église orthodoxe ukrainienne se dissocie sans ambiguïté des déclarations de l’Église orthodoxe russe.
Mitrokhin a souligné que le nombre de cas criminels réels avec des faits prouvés de collaboration de prêtres est de quelques dizaines, ce qui représente un pourcentage négligeable du clergé. Mais il a également souligné qu’il existe une autre strate complètement différente – il s’agit des dirigeants de l’église, contre lesquels le SBU mène une lutte systématique. « L’innovation la plus importante est l’ouverture d’un certain nombre de procédures pénales à l’encontre de personnalités importantes de l’Église, qui sont manifestement punies pour leurs activités de résistance organisée aux répressions menées par le SBU, le Service d’ethnopolitique et de liberté de conscience (SELC) et d’autres. Actuellement, nous avons une affaire contre le métropolite Théodose de Tcherkasy, qui a protesté contre la saisie d’un monastère sur le territoire du diocèse de Rcherkasy par des partisans de l’Église orthodoxe d’Ukraine (sous l’omophore du métropoite Épiphane). Un dossier a été ouvert contre lui », a déclaré le sociologue allemand.
L’attaque contre le métropolite Longin (Jar), l’arrestation sous des prétextes fallacieux du métropolite Arsène de Sviatogorsk, la procédure pénale contre le vide-président du Département des relations extérieures de l’Église catholique unie, l’archiprêtre Nicolas Danilevich, et d’autres affaires ont également été citées en exemple.
Mitrokhin a noté que le réenregistrement juridique des paroisses de l’Église orthodoxe ukrainienne à l’Église orthodoxe d’Ukraine ne signifie pas une réelle transition des croyants. Les églises de l’Église orthodoxe d’Ukraine sont à moitié vides tandis que les croyants de l’Église orthodoxe ukrainienne prient dans des maisons d’église et des locaux loués. Une autre question importante soulevée par le chercheur allemand est la division de la société ukrainienne, qui pourrait avoir un impact négatif au fur et à mesure que la guerre se poursuit.
Nicétas Chekman, avocat et prêtre de Kiev, a fait part de son expérience en matière d’assistance juridique à la Laure des Grottes de Kiev et à des paroisses individuelles. Il a souligné les formulations absurdes de certaines affaires qui contredisent directement la Constitution du pays. Par exemple, dans les documents de l’affaire pénale contre l’archiprêtre Serge Chertilin, il est accusé de nier les attributs de l’Ukraine indépendante, y compris l’Église orthodoxe d’Ukraine nouvellement créée. « Selon leur logique, dans l’État laïque d’Ukraine, l’Église orthodoxe d’Ukraine est un ‘attribut de l’État, ce qui contredit l’article 35 de la Constitution, selon lequel l’Église est séparée de l’État », a déclaré le père Nicétas Chekman.
Selon l’avocat, le simple fait d’une discussion entre Églises sur la présence de la succession apostolique ou la validité des sacrements est interprété par les autorités laïques comme une incitation à la haine interreligieuse.
Il existe également un problème d’analphabétisme juridique chez les prêtres et les responsables paroissiaux. Malgré l’imprécision de la formulation relative à l’appartenance à une paroisse au moment de décider de la transition, il existe des normes qui empêchent les réunions illégales de « communautés territoriales » au lieu de « communautés paroissiale ». « La Grande Chambre de la Cour suprême a clairement établi les critères permettant de prouver que l’on est ou non membre d’une communauté. Les chartes des communautés ne prévoient pas de membres fixes. Par conséquent, la Chambre a spécifié deux critères. Le premier critère est l’âge de 18 ans. Le second critère est la régularité de la participation aux cultes. En d’autres termes, si le travail est fait correctement dans les paroisses, si tout est fait correctement pour documenter le fait qu’une personne assiste régulièrement aux cultes, cela constituera une preuve en cas de litige », a déclaré N. Chekman.
La deuxième partie de la consultation de Rome a été principalement consacrée à la discussion du problème de la crise systémique de l’ecclésiologie orthodoxe, qui balance entre le modèle impérial exterritorial et le modèle nationaliste phylétiste de « l’Église nationale ». Selon le prêtre français Georges Ashkov, la solution pourrait être le développement d’une « ecclésiologie eucharistique » où le centre de décision est la communauté eucharistique locale, avec une autorité supérieure volontaire et élective. Cette ecclésiologie a été formulée et développée à l’Institut Saint-Serge à Paris parmi l’émigration russe. Yustina Panina (France), maître en théologie, est d’accord avec lui, affirmant que ce modèle a déjà été partiellement mis en œuvre dans l’Église orthodoxe d’Amérique, et qu’il est tout à fait applicable à l’Europe. Malheureusement, l’Église orthodoxe d’Ukraine a hérité de tous les problèmes génériques de l’Église orthodoxe russe, à savoir la verticalité de la structure et l’autocratie des évêques féodaux, ce qui a rendu la transition inutile, même pour les communautés dites « de l’intelligentsia », qui, au début, considéraient la nouvelle Église avec beaucoup d’espoir », explique Yustina Panina.
Dimitri Krihan, à son tour, a parlé de l’émergence en Ukraine d’une nouvelle juridiction de l’Église orthodoxe roumaine, qui a commencé sa mission sur les terres roumaines historiques de la région de Tchernivtsiet d’Odessa. En même temps, l’Église orthodoxe roumaine est en communion canonique avec l’Église orthodoxe ukrainienne et la persécution des paroisses roumaines dans sa juridiction pourrait aggraver les relations interétatiques entre la Roumanie et l’Ukraine.
En outre, l’Église roumaine pourrait devenir une Église refuge pour les prêtres et une partie des laïcs au cas d’interdiction totale en Ukraine des activités de l’Église orthodoxe ukrainienne.